La Tunisie a besoin, aujourd’hui, d’une nouvelle vision pour bâtir un modèle économique qui pourrait répondre aux impératifs des différentes revendications populaires durant les deux dernières décennies, selon Adam Mokrani, consultant en droit des affaires et chercheur en droit économique. Etant algéro-tunisien, il pratique essentiellement dans ces deux pays, avec une ouverture sur le marché africain. Mokrani nous donne de plus amples informations sur ce sujet. Interview.
La Tunisie est bien intégrée dans les chaînes de valeur mondiales (CVM). En revanche, elle souffre toujours de difficultés de qualité et de productivité. Comment expliquez-vous cela ?
Effectivement, la Tunisie est bien intégrée dans les CVM, ses exportations, qui représentent plus de 50% de son PIB, en 2017, illustrent bien cette évidence. Cependant, l’intégration est limitée à quelques domaines, dont les industries textiles, électriques et mécaniques, occupant plus de 65 % des exportations tunisiennes de produits industrialisés qui sont tributaires des matières premières importées, étant donné que leurs exportations sont essentiellement composées de produits intermédiaires.
S’agissant des services, le tourisme reste un grand axe du commerce dans ce domaine boosté par le développement des technologies de l’information et de la communication et l’essor des services de sous-traitance, depuis plus de 10 ans. Néanmoins, la compétitivité des exportations tunisiennes et leur potentiel de progression dans les chaînes de valeur pâtissent des nombreuses restrictions visant le commerce des services et l’investissement en Tunisie, notamment l’Investissement direct étranger qui a enregistré un faible contenu technologique et n’a donc pas donné lieu à des transferts très importants de technologie et de savoir-faire.
Selon vous, le système fiscal tunisien n’a pas réussi à satisfaire les nécessités de performance ?
Les projets de réforme fiscale menés par les différents ministres des finances, depuis 2011, n’ont pas abouti pour des raisons relatives à la bureaucratie, à la réticence de l’administration et à la corruption. Ces facteurs accentués par l’instabilité politique sont à l’origine de cet échec au point d’inscrire la Tunisie sur la liste des pays à haut risque et non coopératifs du groupe de l’action financière internationale Gafi, en 2017. La Tunisie a besoin, aujourd’hui, d’une nouvelle vision économique pour bâtir un modèle économique qui pourrait répondre aux impératifs des différentes revendications populaires, durant les deux dernières décennies.
Il est, ainsi, primordial de prêter une attention particulière à certaines priorités. Il est important d’améliorer les procédures réformistes suivies au sein du service chargé des gros contribuables (80 % de la collecte d’impôts). Il faut aussi entamer la promulgation d’un code des impôts unique simplifiant les dispositions présentes. Il faut s’engager à mettre en place le nouveau standard international pour les échanges d’information financière sur la base d’un calendrier réaliste. Il est nécessaire également d’adhérer au Cadre Inclusive pour la mise en œuvre de l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (Beps) et mettre en place les quatre standards basiques de Beps et poursuivre la réforme des douanes et le renforcement des capacités douanières, dont l’objectif général serait le passage d’un système de contrôle douanier a priori, à un système de contrôle douanier a posteriori.
Comment l’instabilité des prix des hydrocarbures en Algérie remet-elle en cause la suprématie de son économie ?
La conjoncture économique internationale présente une opportunité à saisir pour l’Algérie avec sa dette extérieure maîtrisée et la hausse du prix du baril. C’est un pays qui est à la fois méditerranéen par sa géographie, africain par sa profondeur stratégique et ouvert sur les différentes puissances économiques mondiales. Ces atouts devraient être valorisés pour que l’Algérie puisse mettre à niveau son économie et s’intégrer progressivement dans une économie mondialisée.
Cette démarche requiert ce plan d’action qui commence progressivement à voir le jour pour accélérer la mise en œuvre du nouveau cadre juridique pour l’investissement, y compris les principaux règlements d’application. Et de poursuivre la mise en œuvre du programme de réforme bancaire et attirer les banques étrangères vers le marché financier algérien.
Adopter une stratégie nationale de production locale intégrée dans les domaines agricoles, agroalimentaires, industriels et extractifs, améliorer l’infrastructure financière (réglementations en matière de faillite, bourse pour les PMEs, finance participative, sociétés de capitaux à risque…), améliorer également les performances logistiques grâce à de nouveaux projets d’infrastructure en partenariat public-privé-international et renforcer le cadre politique de l’innovation (par exemple, financement, cadre de gouvernance, droits de propriété intellectuelle) et aussi améliorer le financement des PME et les sources de financement non bancaires, sont des actions tout aussi importantes.
Existe-t-il des projets de développement pour les prochaines années ?
L’impact de ces réformes commence à être concret, notamment avec la levée des barrières administratives sur plus de 1.000 projets productifs qui ont permis, selon les autorités algériennes, de créer plus de 50.000 postes de travail depuis juin 2021. Si la conjoncture actuelle avance progressivement, nous pourrions atteindre des chiffres d’emploi significatifs avant la fin de l’année, surtout avec l’appui de la tendance actuelle des projets d’exportation.
Quelles conclusions tirez-vous de cette conjoncture ?
L’Algérie, un pays riche en ressources naturelles essentiellement en hydrocarbures, essaye de se dissocier de son modèle économique basé sur une économie de rente pour mettre en avant une économie durable avec une remise à niveau de son système fiscal. Par ailleurs, le modèle de développement adopté à l’aube de l’indépendance est arrivé à terme et les crises ayant touché le secteur pétrolier ces dernières années ont remis en question les orientations stratégiques de l’Algérie. Les indicateurs de l’économie algérienne pourraient montrer de bons signes à moyen terme. Cependant, il est fortement recommandé de mettre en place un équilibre entre l’économie de rente et l’économie productive afin de garantir la diversification économique et éviter des scénarios désagréables, surtout si le conflit russo-ukrainien persiste plus longtemps. Cette guerre aura un impact très négatif sur la disponibilité et les prix de la majorité des matières premières et des équipements semi-finis nécessaires pour la relance de l’économie algérienne.