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Carthage dance : Les questions de danse… questions de vie

Questionnements, échanges, réseautage, partage de vision, débat, discussion, ajustement sont l’essence d’un festival comme Carthage Dance. Ce festival qui, depuis sa création et la démarche entreprise par sa première directrice, l’artiste et chercheuse Mariem Guellouz, a mis au centre des questions de territoires, de corps, de dignité, de liberté, de mobilité, de décolonisation, rendant ce festival un véritable bouillonnement intellectuel pour savoir qui sommes-nous, pourquoi nous dansons, et à qui s’adresse notre discours. Avec Sélim Ben Safia, l’idée de plateforme professionnelle, d’échange, de production et de diffusion donne une nouvelle perspective au festival.

La 4e édition des Journées chorégraphiques de Carthage s’est clôturée, samedi dernier, après avoir ouvert le débat sur plus d’une question cruciale qui agite le monde de la danse. Le directeur artistique, Sélim Ben Safia, a placé cette 4e édition dans la même perspective que celle des précédentes, en y ajoutant un aspect plus dynamique, en essayant de développer une plateforme pour la création, l’échange et la diffusion. Donc, outre les spectacles qui ont fait briller les yeux d’un public passionné, plusieurs rencontres ont été organisées pour créer une dynamique de réflexion commune et pour l’échange des expériences.  Retour sur une édition qui construit, à partir d’un terrain plus ou moins balisé et qui ouvre de nouvelles perspectives.                            

Artistes et liberté de mouvement

La mobilité des artistes est au cœur des préoccupations de la 4e édition des Journées chorégraphiques de Carthage. Elle fut l’objet d’un manifeste adopté et défendu par plus d’un partenaire et artiste. Apporter des éclairages sur cette question lors d’une table ronde animée par Manuèle Bebrinay-Rizos, l’actuelle présidente du Fonds Roberto Cimetta et initiatrice du manifeste en faveur de la mobilité des artistes et des professionnels(les) de la culture en Méditerranée et dans le monde, en était une pièce maîtresse.

« Le Fonds Roberto Cimetta est une association internationale à but non lucratif dont la création remonte à 1999 et dont l’objectif est de répondre rapidement et directement aux artistes et opérateurs culturels désirant voyager à travers la région euro-méditerranée et, particulièrement, dans le monde arabe ». Avec ces mots, Manuèle Bebrinay-Rizos a présenté brièvement la mission du Fonds Roberto Cimetta, soulignant l’importance du voyage dans le parcours de chaque artiste. Invitant les participants à éviter la question relative aux visas, une question récurrente qui dépasse les prérogatives du fonds et qui est liée essentiellement aux politiques des pays», dit-elle.

La directrice du Fonds Roberto Cimetta a également noté dans son intervention qu’il faut aujourd’hui repenser la mobilité, rappelant, qu’avant la pandémie, le déplacement des artistes a été conçu comme un élément essentiel et même vital permettant aux acteurs culturels de développer leurs talents, d’échanger et d’ouvrir de nouveaux horizons professionnels. « Aujourd’hui, avec la levée de certaines mesures sanitaires et la reprise des manifestations culturelles, la question de la mobilité se pose de nouveau et autrement. Car voyager est devenu en quelque sorte le synonyme d’un danger, imposant de nouvelles procédures et même des restrictions. Ce « retour à la normale » ne peut se faire sans prise en compte des changements qui ont eu lieu ces derniers mois, avec le passage en ligne d’événements professionnels et la rencontre avec de nouveaux publics grâce au numérique », a-t-elle ajouté.

Voir ailleurs que vers le Nord…

Pourquoi se tourne-t-on toujours vers le Nord ? Pourquoi a -t-on toujours tendance à chercher des opportunités de programmation et de résidence dans le Nord plus que le Sud ?  Ces questions et d’autres ont été au cœur de l’intervention de l’artiste Malek Sebaï, directrice artistique du Ballet de Tunis, qui a également posé la question de la communication et de l’absence d’un calendrier artistique clair avec des rendez-vous fixes pour le Sud.

«La mobilité ou simplement le voyage est cruciale pour la diversité culturelle afin que les artistes puissent élargir leur palette d’activités, faire évoluer leurs créations et échanger leurs expériences et leurs connaissances avec d’autres. La circulation des talents au-delà des frontières permet à des créateurs de différents horizons de coopérer et de procéder à des échanges fructueux», a-t-elle souligné.

L’artiste égyptien, Amr Naiem, directeur exécutif du Centre Rézodanse en Egypte, a expliqué cette tendance de se tourner vers le Nord par les opportunités importantes qu’offrent différentes institutions européennes aux danseurs de l’Afrique du Nord et de la Région Mena au niveau de la formation, comme au niveau de la production et de la distribution. L’artiste a souhaité qu’il y ait plus de collaborations dans des projets en commun au moins pour les pays d’Afrique du Nord, des œuvres collectives qui peuvent bénéficier du soutien des institutions publiques comme des bailleurs de fonds étrangers et qui peuvent être distribués dans les pays participants.

Le directeur du festival In Out au Burkina Faso, l’artiste-chorégraphe, Aguibou Bougobali Sano, a mis l’accent sur l’absence de vols directs reliant les différents pays africains, ce qui oblige les artistes très souvent à faire une escale dans un pays européen. «La cherté des billets et les restrictions faites par de nombreux pays en ce qui concerne l’obtention du visa rendent la réalisation d’un projet en commun, Sud-Sud, très difficiles», a-t-il commenté.

Que faire alors? Les artistes participants ont exprimé le souhait et l’intention de développer des réseaux pour échanger les idées comme les opportunités, surtout en ce qui concerne les fonds qui encouragent la mobilité des artistes mobilisés par les gouvernements comme par des réseaux et des collectifs d’aides privés.

Pour une meilleure distribution et diffusion des œuvres tunisiennes

Pour quoi danse-t-on et pour qui ? Le public tunisien est-il au parfum des nouvelles productions chorégraphiques tunisiennes ? A-t-il une idée sur cette catégorie d’artistes dont nombreux ont été primés ailleurs et ont porté haut le drapeau de la Tunisie ? On parle très souvent de la fuite des cerveaux, réduisant l’expression généralement dans deux métiers ou disciplines : la médecine et l’ingéniorat, mais qu’en est-il de la fuite des cerveaux et des talents dans l’art chorégraphique ?

En chorégraphie, comme d’ailleurs toutes les disciplines artistiques, il faut un cerveau pour écrire une œuvre, penser aux messages, gérer une équipe, imaginer l’œuvre et définir les besoins pour passer, par la suite, à l’acte, à la pratique… Et c’est ainsi que de nombreux problèmes surgissent au niveau de la diffusion comme à la distribution, dans un marché d’art national restreint et presque fermé, obligeant de nombreux artistes à chercher, à tout prix, à s’installer à l’étranger pour réaliser leur rêve et pouvoir monter sur différentes scènes et rencontrer divers publics.

Comment réussir la diffusion des œuvres des chorégraphes tunisiens à l’international ?

Dix chorégraphes tunisiens ont été invités à présenter leurs projets et à discuter avec une trentaine de programmateurs internationaux. La présentation a été une sorte de coaching pour permettre aux jeunes artistes tunisiens de fignoler leurs projets selon les normes internationales et de présenter des dossiers complets, bannissant toute forme de facilité et prenant soin de tous les détails artistiques comme techniques. 

Cette rencontre a pris la forme d’un pitch d’une durée de 30 minutes et a été réalisée grâce au programme « Archipel» porté par le Théâtre Francine Vasse- Les Laboratoires Vivants, le Groupe Danse Partout à Québec et Al Badil à Tunis. Ainsi, il est important de savoir qu’«Archipel» est une constellation d’une trentaine d’acteurs culturels de la danse, du théâtre et des écritures contemporaines, au service de l’art.

Prenant part à cette rencontre, l’artiste-chorégraphe Wael Marghni espère que sa nouvelle création chorégraphique intitulée «Rboukh», et programmée lors du festival, puisse s’envoler haut et être vue par d’autres publics et présentées sur d’autres scènes. L’œuvre qui revisite le patrimoine musical et chorégraphique tunisien a toutes les chances pour séduire d’autres spectateurs.

L’artiste Meriem Bouajaja a salué les efforts déployés par le comité directeur des Journées chorégraphiques de Carthage qui s’est fixé comme objectif de promouvoir l’art chorégraphique en Tunisie et à l’étranger, et surtout d’être une plateforme de promotion des artistes tunisiens, essayant de résoudre certaines questions liées à la programmation et à la diffusion. Elle a également estimé que cette rencontre «one to one» ou face-à-face avec les programmateurs internationaux, et cette interaction directe concernant les projets proposés et discutés ont permis aux artistes tunisiens de comprendre comment fonctionnent les programmateurs et comment faut-il présenter des dossiers convaincants aux responsables des festivals internationaux.

Le chorégraphe Mohamed Cheniti a salué les efforts des pionniers de la danse en Tunisie, qui ont milité pour diffuser la culture chorégraphique en Tunisie, tel que l’artiste-chorégraphe Imed Jemâa, avec qui il a collaboré avant qu’il ne décide de se rendre en France pour poursuivre sa carrière. L’artiste-chorégraphe a également mis l’accent sur le rôle fondamental d’une génération de danseurs, comme Syhem Belkhodja, Malek Sebaï,  Sondos Belhassen et d’autres, qui ont affronté tant d’obstacles, réussissant à baliser le chemin devant la nouvelle génération. Il a également souligné la capacité du danseur tunisien à concevoir un spectacle chorégraphique qui plait non uniquement au public tunisien, mais aussi aux publics étrangers habitués des créations signées par les grandes écoles et compagnies de danse contemporaine. 

Des racines et des ailes

Comment sauvegarder des pratiques chorégraphiques sans pour autant réduire leurs interprètes à des archives vivantes ? Comment conserver les savoir- danser aujourd’hui sans leur faire perdre leur dynamique et sans les momifier ? La rencontre entre la danse contemporaine et la danse traditionnelle est-elle possible ? Comment et pourquoi ?

Les deux créations chorégraphiques tunisiennes «Waddouni In progress» de Imed Amara (Troupe nationale des arts populaires) avec la collaboration de Zied Zouari et «Rboukh» de Wael Marghni répondent bel et bien à ces questions qui font de la danse contemporaine un trait d’union entre un héritage chorégraphique riche en pas, en mouvements, en rythmes et en émotions et les écritures contemporaines avec toutes les possibilités qu’elles offrent.

Puisant dans la mémoire de la Tunisie, dans un patrimoine musical et chorégraphique dense, les deux créations ont réussi à susciter la curiosité du public des Journées chorégraphiques de Carthage attirant de nombreux professionnels et également des jeunes qui ont voulu découvrir les champs d’intersection entre deux mondes ayant leurs codes spécifiques et leurs univers propres, mais qui ont en commun le corps.

Dans cet esprit de recherche, de sauvegarde, de transmission et également de réflexion sur les pratiques chorégraphiques traditionnelles, l’artiste chorégraphe, Wael Marghni, a conçu son «Rboukh», création qui tire sa force de sa mémoire d’enfant et d’adolescent qui a ouvert les yeux et a grandi dans les ambiances très particulières du quartier «Bab Al Falla», très souvent rythmées par des fêtes religieuses comme familiales où on sentait dans l’air l’encens et on est porté par les sons des percussions.

Pour ce nouveau projet, l’artiste a choisi de récupérer ses histoires mystérieuses et ses trésors du patrimoine immatériel enfouis dans la mémoire collective comme individuelle pour imaginer ce «Rboukh» (expression du dialecte tunisien qui veut dire une fête très rythmée) dans les années à venir, dans les années 2030, dans un monde où tout est contrôlé.

Voulant toujours créer des passerelles entre les chorégraphes d’hier et d’aujourd’hui, dans un souci de relève, mais aussi d’appui des recherches académiques et artistiques sur le patrimoine chorégraphique et ses usages aujourd’hui et les enjeux de sa conservation, la 4e édition des Journées chorégraphiques de Carthage a proposé au grand public, aux professionnels et aux amateurs, la nouvelle création de la Troupe nationale des arts populaires intitulée «Waddouni in progress». Œuvre qui s’ajoute au catalogue de cette compagnie artistique, qui fête sa soixantième année et qui a réussi, au fil de son parcours, de préserver la mémoire chorégraphique, gestuelle, musicale et même vestimentaire à travers une série de créations et de tableaux.

Porté par la beauté de l’arrangement musical d’une chanson du patrimoine musical de Kerkennah, assuré par le violoniste Zied Zouari, Imed Amara, directeur artistique de la Troupe nationale des arts populaires, danseur de son état, a pensé utile de mener un projet à la croisée des chemins, entre l’hier et l’aujourd’hui, la tradition et la modernité, où les instruments traditionnels de musique se côtoient avec le violon.

De cette volonté de faire dialoguer différentes expressions artistiques et également des instruments de musique de divers univers, «Waddouni» est née pour raconter l’histoire de cette jeunesse tunisienne rebelle et curieuse qui voulait tout savoir sur sa Tunisie, qui voulait voyager aux rythmes, aux parfums et aux saveurs de sa terre, à la découverte de ses racines.

Tous ces questionnements, ces échanges, réseautage, partage de vision, débat, discussion, ajustement sont l’essence d’un festival comme Carthage Dance. Ce festival qui, depuis sa création et la démarche entreprise par sa première directrice, l’artiste et chercheuse Mariem Guellouz, a mis au centre des questions de territoires, de corps, de dignité, de liberté, de mobilité, de décolonisation, rendant ce festival un véritable bouillonnement intellectuel et pour savoir qui sommes-nous, pourquoi nous dansons, et a qui s’adresse notre discours.

Le corps et la danse sont une écriture, une expression qui véhicule, à elle seule, un discours politique et social, elle revendique une identité et un positionnement.

Les questions ramenées au cœur du débat de cette session qui vient après une édition annulée et une digitale (à cause de la pandémie) viennent donner un coup de pied dans la fourmilière pour que des questions normalisées retrouvent leur agitation.

A quoi sert un festival du Sud s’il ne pose pas les bonnes questions et ne soulève pas de polémiques. Les arts sont un fer de lance dans les questions civilisationnelles et sociétales, un rôle qu’on voudrait lui ôter, par ignorance et négligence, mais il lui est viscéralement essentiel.

(Avec communiqué)

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