Des vies fauchées à la fleur de l’âge, des dizaines de jeunes péris au large de Chebba-Mahdia, l’institutrice et sa progéniture fort probablement dévorés par les dents de la mer, le jeune contrebandier tué par un agent des douanes, le constat est amer, tragique, et c’est un euphémisme.
Dans les rues et ruelles, les campagnes et bourgades, les cœurs sont tristes et solitaires, les visages fermés, les regards éteints, la misère se voit et se sent à tout bout de champ.
La détresse, le désespoir, la dépression et le désir de quitter le pays sont le pain quotidien de Tunisiens qui auraient jeté l’éponge devant une machine infernale. Cette machine n’a d’égale qu’une économie torpillée et une misère ambiante.
La barque a coulé
Avec un taux de pauvreté de près de 25%, un chômage frôlant les 16%, un taux d’inflation dépassant 8%, un déficit budgétaire qui a atteint 9,1 % du PIB et une dette de l’administration centrale qui a augmenté à près de 90 % du PIB (selon la Banque mondiale), la barque aurait bel et bien coulé. Chaque année, les opérations de spéculation et de corruption coûtent près de 3 milliards de dinars (quelque 950 millions d’euros) à l’économie tunisienne, soit près de 2 % de son PIB, selon l’ONG Transparency International. Pour bon nombre de Tunisiens, la patrie serait devenue une grande prison. Et l’on continue pourtant à ignorer les pauvres et les miséreux. L’on se pavane et l’on ignore ceux qui sont dans le besoin.
Banqueroutes multiformes
Une vie entière ne suffirait pas pour absorber la tragédie que l’on vit, ici, depuis plus d’une décade. D’autant plus que les banqueroutes sont multiformes dans cet Etat financièrement failli. Elles sont économiques, institutionnelles, morales, politiques et sociales. Parvenu à un tel stade de déliquescence, l’État est incapable d’assurer ses fonctions régaliennes : l’organisation de la société, la bonne marche des services publics et le maintien de l’ordre. Résultat : les riches raflent plus de richesses, les pauvres sont plus appauvris. La fuite des cerveaux est de plus en plus phénoménale : près de 5.000 ingénieurs et des centaines de médecins ont quitté le pays ces dernières années, selon des statistiques officielles. Pis encore : près de 78% des compétences souhaitent partir, d’après un sondage de l’Institut Tunisien des études stratégiques. Et les barques de la mort sévissent encore.
Absurde duo
Le pays est pris à la gorge. Le fond de l’air est rouge. Le désespoir sape tout espoir de voir enfin émerger un Etat de droit, garantissant une égalité des chances à tous ses enfants. Aujourd’hui, en Tunisie, on a une économie aux pulsions suicidaires. Une chape de plomb fond sur la société. Pourtant, politique-spectacle et information-spectacle continuent leur absurde duo. La Tunisie a toujours des gouvernants et politiciens qui versent dans la paranoïa, en cherchant des explications à des événements chaotiques. Elle a toujours des médias qui tiennent les vrais sujets à distance, matraquant en permanence des non-sujets. Et le comble de la bêtise : des chroniqueurs qui, omniprésents, ne font qu’étendre la pensée conforme. Et des journalistes qui, corsetés dans un costume de craintes, ne sont point en mesure de rivaliser avec ces instagrameuses et compagnies qui poussent comme des champignons. Une allégorie ? Non, c’est plutôt un état de fait. La misère du pays est un kaléidoscope social.