Avec « Angle Mort », court métrage d’animation de 15 mn, Lotfi Achour ressuscite l’histoire tragique et vraie de Kamel Matmati, opposant mort sous la torture en octobre 1991. Un film puissant et bouleversant.
Dans « Angle Mort », le cinéaste et dramaturge Lotfi Achour, réalisateur entre autres de « Demain, dès l’aube », long métrage produit en 2016, s’essaye pour la première fois à l’animation. Grâce à sa complicité avec Lotfi Mahfoudh, son directeur artistique. Le réalisateur tunisien vivant en France revient dans ce court-métrage de 15 mn sur la tragédie de Kamel Matmati, dont le procès devant les chambres spécialisées dans la justice transitionnelle, a démarré en mai 2018, inaugurant en Tunisie ce processus juridictionnel. Plus de quatre années après, aucun jugement n’a été prononcé ni dans cette affaire de disparition forcée, ni dans les 204 procès pour violations graves des droits humains qu’examinent depuis plus de 48 mois les 13 juridictions spécialisées situées dans toute la République. L’histoire de Matmati reste emblématique : le 7 octobre 1991, pendant la grande rafle qui vise les islamistes, cet opposant à Ben Ali âgé à l’époque de 27 ans est kidnappé alors qu’il se trouvait sur son lieu de travail. Torturé, tué puis disparu sans jamais avoir été retrouvé, il revient nous parler trente ans plus tard dans « Angle Mort » en faisant sienne la question de sa propre mère répétée pendant son audition publique en 2016 et devant le Tribunal de première instance de Gafsa deux ans plus tard : où avez-vous déposé le corps de mon fils ?
La forme aussi importante que l’histoire
Lotfi Achour et Lotfi Mahfoudh utilisent ici la « technique de la photocopie » susceptible de donner aux silhouettes humaines une texture et une allure fantomatiques. Des ombres portées oubliées, occultées. Totalement en noir et blanc, avec pour seule tache rouge, le sang de Matmati quand l’un de ses tortionnaires lui assène le coup de grâce, cet effet donne au film l’aspect d’archives mouvantes. Sombres et énigmatiques. Dans ce film bouleversant de vérité (le réalisateur a étudié le dossier d’instruction de l’affaire et suivi son évolution devant les tribunaux), Matmati s’y interroge : « Les juges savaient-ils que j’ai subi un homicide alors que mon procès s’ouvrait quatre mois après ma mort ? Pourquoi a-t-on laissé ma mère écumer les prisons à ma recherche alors que je n’étais plus de ce monde ? ». Pour Lotfi Achour, cette histoire représente « l’une des grandes mises en scène de l’Etat sous Ben Ali. Ainsi, dans les cas d’assassinat par les corps sécuritaires, on soumettait à l’ex-président plusieurs scénarios : fuite du prisonnier, arrêt cardiaque…Et lui choisissait entre ces divers grands mensonges. C’est sous cet angle que je veux aborder une série sur les crimes d’Etat. La recherche de la forme est pour moi aussi importante que l’histoire elle-même. Il s’agit à chaque fois de trouver la forme la plus adaptée à la matière », précise le cinéaste.
En fait, c’est grâce à la forme ou encore au style que ce projet est imprégné d’émotions ainsi que d’une dimension artistique et d’une valeur ajoutée esthétique. Des outils pour les créateurs afin de rendre cette thématique de la répression au temps de l’ancien régime plus accessible et plus attractive pour le public, alors qu’un désamour et un désintérêt ont petit à petit accablé le processus de justice transitionnelle dans le pays. Et les émotions, qui se sont manifestées à travers les réseaux sociaux au moment où les victimes de violations graves des droits humains témoignaient à la télévision pendant les auditions publiques, ont vite fait de se tasser.
« Je crois dans la capacité du cinéma, de la littérature et des historiens à élaborer un travail sur notre passé et pourquoi pas rouvrir des affaires auxquelles le processus de justice transitionnelle, court-circuité par les politiques, n’aura pas réussi à rendre justice », affirme Lotfi Achour. « Angle Mort ». Projeté en juin sur Arte, «Angle Mort» a reçu plusieurs prix, dont celui du court-métrage à la 4e édition du Festival international documentaire (Fipadoc), organisée du 17 au 23 janvier 2022, à Biarritz (France).