En proie à une situation à dominante instable, les Tunisiens multiplient les phénomènes sociaux pour exprimer leur mécontentement, leur désarroi, voire leur envie de partir. C’est en gros ce que résume l’avis de M. Sami Nasr, sociologue.
Comment évaluez-vous le quotidien des Tunisiens dans le contexte socio-économique actuel surtout du point de vue moyens versus cherté de la vie ?
La vie des Tunisiens est devenue extrêmement difficile, en raison de la baisse ahurissante du pouvoir d’achat et leur incapacité à subvenir à leurs besoins. Avant, quel que soit son salaire, le Tunisien parvenait, tout de même, à répartir son budget selon des priorités bien déterminées. Aujourd’hui, gérer ses dépenses devient problématique ce qui le pousse à adopter la logique de l’ici-maintenant et de vivre au jour le jour, sans pouvoir anticiper sur l’avenir proche.
Quel est, à votre avis, l’impact d’une telle contrainte sur l’individu et sur la société ?
Cherté de la vie et instabilité créent chez le Tunisien une sorte de phobie de l’avenir, surtout en l’absence de tout signe positif, à même de lui donner une lueur d’espoir en un lendemain meilleur. Si l’individu s’exprime par le verbal, la société, elle, s’exprime via des phénomènes sociaux. En effet, tout phénomène social constitue une lettre codée, traduisant un message. Parmi les phénomènes sociaux les plus significatifs et les plus forts, figure la migration. Celle clandestine appelée communément «harqa» en dit long sur le risque qu’encourent bon nombre de Tunisiens dans l’espoir de vivre mieux sous d’autres cieux. Depuis quelque temps, nous entendons parler d’un terme qui se répète de plus en plus à savoir « El hajja» ( la fugue ou la fuite ). Ce terme désigne l’envie de quitter le tout pour le tout, de plier bagage et de ne plus revenir. C’est ce qui taraude l’esprit du Tunisien qui ne trouve plus d’issue. Autre phénomène social des plus alarmants : la violence. Nous avons vu des crimes atroces, commis pour des prétextes banals, ce qui traduit l’incomensurable énergie négative et violente qui anime les Tunisiens dans un contexte aussi opprimant.
L’envie de quitter le pays revient-elle uniquement à la cherté de la vie ou est-ce qu’il existe d’autres motifs, directs soient-ils ou indirects ?
Cela revient, entre autres, à d’autres motifs traduits par d’autres phénomènes sociaux. La réticence et l’indifférence quant à la participation à la chose politique et publique y sont pour beaucoup. Las, déçu, le Tunisien ne se sent plus impliqué dans sa société car il n’a plus d’espoir. Et pour preuve, d’après les résultats d’une étude, réalisée par l’Observatoire de la jeunesse, 85% des jeunes d’avant les événements du 14 janvier 2011 signifiaient une réticence et une nonchalance quant à la vie collective. Après la révolution, ce taux a chuté pour se situer à seulement 13%. Ceci s’explique par l’espoir en un avenir meilleur. Néanmoins, ce taux a encore une fois grimpé à 80%, et ce, avant le 25 juillet et a baissé tout de suite après. Actuellement, la réticence et l’indifférence reprennent de plus belle, faute notamment d’alternatives. Surtout que les opposants sont, indéniablement, les plus détestés et les plus réfutés de la classe politique. Aussi, «El hajja» représente-t-elle l’échappatoire pour ceux qui ne trouvent ni moyens ni perspectives, et encore moins des solutions. Encore faut-il souligner qu’il existe deux formes de «hajja» : la première est effective et concerne ceux qui migrent vers d’autres pays, que ce soit d’une manière organisée ou irrégulière. Quant à la deuxième, elle est virtuelle et consiste en le recours à l’addiction pour fuir la réalité. Les Tunisiens n’ont jamais été aussi accro aux réseaux sociaux. La consommation des stupéfiants, elle aussi, prend de l’ampleur. L’objectif étant le même : oublier son quotidien, sa réalité.
Quelle est la solution à votre avis ?
A moins que l’on dispose d’une baguette magique pour y arriver, nous devons instaurer une stratégie nationale de sauvetage ainsi qu’une politique de communication, adaptée à la situation de crise. L’espoir ne vient pas de rien. Le gouvernement et les responsables de haut niveau se penchent, certes, sur les solutions à même de contribuer à rétablir la valeur du dinar et de baisser le taux d’endettement. Or, il est impossible de sauver le pays en ignorant le principal facteur de sauvetage, la dynamo du pays qu’est le citoyen. Pour ce faire, le gouvernement doit redonner de l’espoir aux Tunisiens afin que ces derniers ne lâchent pas prise.