Les chants traditionnels de la région de Moknine sont mis en valeur dans un documentaire anthropologique, signé Younes Ben Hajria. Le film a été projeté pour la première fois dans la section «Horizons du cinéma tunisien» dans le cadre des Journées cinématographiques de Carthage 2022 et participera aux Journées CinéMakna des films poétiques de Moknine qui se dérouleront du 21 au 24 décembre 2022.
Durant 1h15, le film revient sur le patrimoine poétique et les chants populaires ancrés dans la région du Sahel et plus particulièrement à Moknine, ville dont est originaire le réalisateur. Il s’agit des «Alghanaya», troubadours locaux qui déclament des vers invoquant Dieu et le prophète Mohamed ainsi que des chants érotiques. A travers des témoignages, des photos, des manuscrits et des cassettes, le film tente de reconstituer, ce patrimoine dispersé et oublié.
Au centre d’ «El Gotra», Mohamed Khder Jedira surnommé «El Adibe», poète et chanteur populaire natif de Moknine mort en 1984, a laissé un répertoire riche qu’il a notifié dans un cahier. Des cassettes de ses chants enregistrés et conservés par ses pairs témoignent de la stature et du prestige dont il jouissait de son vivant. «Alghanaya est une poésie chantée. Elle se compose d’un «Alibe» et de deux «Saâfa» qui forment une chorale», explique Salem Ben Hassine Obbesh, un des successeurs de Jrida.
Ce qui caractérise l’Adibe est sa capacité à mémoriser un nombre impressionnant de poèmes. Al Mochir Ahmed Bey (1850-1851) a désigné dans la ville de Moknine un comité qui portait le nom Dar Ettabaâ (Maison du tampon) pour valoriser ce legs. Pour dire à quel point ce patrimoine était important aux yeux du Bey de l’époque. Les disciples de Jedira sont nombreux. Ils ont repris le flambeau et continué à le transmettre d’une génération à l’autre : Habib Lamti, Néjib Sayadi, Salem Ayed, Salem Ayed Hamoud Marouk, Hédi Ben Amor, Salem Ben Halima, Béchir Baccar, Belgacem El Ourchafani, Braiek Dlima Saâfi, Mohamed Ghadhab et d’autres.
Entre sacré et profane
Il s’agit d’un univers masculin où la femme est totalement absente. Pourtant, elle est fortement présente dans la poésie et les chants des hommes qui flattent sa beauté au cours de soirées des fêtes de mariage. La première partie de ces rencontres nocturnes, l’entame est consacrée aux louanges à Dieu et au prophète Mohamed. Là, devant toute l’assistance réunie, les jeunes et moins jeunes, l’Adibe interprète des chants religieux dits «Al Mkafer» tandis que des danseurs, en costumes de cavaliers armes en main, effectuent des chorégraphies à la gloire de Dieu.
Au fur et à mesure que la soirée s’allonge et devient bien arrosée, alors que les aînés quittent les lieux pour regagner leur domicile, les plus jeunes poursuivent tard dans la nuit les joutes poétiques et les chants érotiques où Fouz, Rym, Aïcha et d’autres Eve sont les héroïnes de la passion amoureuse de ces hommes qui expriment leur désir inassouvi à travers des vers affriolants, voire licencieux. Une poésie dite « verte » en référence à l’olivier, arbre très répandu dans le Sahel.
L’approche de Younés Ben Hajria s’inscrit dans le genre ethnocinéma, dont l’origine remonte au cinéaste américain Robert Flaherty. Ce genre se développe dans les années 60 grâce à l’apparition des caméras légères. Il recourt aux techniques du cinéma direct dont les figures les plus connues en Tunisie sont notamment Jean Rouch et Sophie Ferchiou.
Dans «El Gotra», le réalisateur respecte les codes du genre. Il restitue avec fidélité et engagement l’univers foisonnant d’Alghanaya et leur attachement à un patrimoine immatériel qui constitue une fierté pour les Sahéliens. La caméra souvent portée s’attarde sur les visages des témoins en les filmant en gros plans. Des plans larges montrent les chorégraphies des danseurs et les champs d’oliviers. Le film se termine par la célèbre chanson «Jedira», reprise plus tard par Hedi Guella. Bravo à Younés Ben Hajria pour cette mise en lumière et en valeur d’un pan de l’histoire d’une ville, Moknine, de ses poètes, chanteurs et danseurs qui portent haut leur identité culturelle.