Accueil Actualités Katia Boissevain, directrice de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, à La Presse : « Déjà trois générations de chercheurs de l’Irmc »

Katia Boissevain, directrice de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, à La Presse : « Déjà trois générations de chercheurs de l’Irmc »

 

Anthropologue, spécialiste du religieux dans les sociétés maghrébines contemporaines, Katia Boissevain a entamé son mandat à la tête de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain en septembre 2021. Institution qui fête ces jours-ci son trentième anniversaire avec l’organisation d’un colloque à Tunis (2 et 3 décembre) intitulé « Echanges et intégration scientifique au Maghreb ». Katia Boissevain, la septième directrice de cette institution créée en 1992 par le politologue Michel Camau, explique dans cet entretien ce qui fait la spécificité de cette structure de recherche à la dimension maghrébine.

Trente ans, est-ce le bel âge, comme vous l’écrivez vous-même dans la Lettre anniversaire de l’Irmc ou plutôt l’âge de raison pour une institution, qui travaille depuis trois décennies sur la recherche ?

Je pense sincèrement et loin de toute formule de circonstance que cet anniversaire célèbre le bel âge de l’Irmc. Dans le sens où trente ans donnent la perspective d’un parcours suffisamment dense pour commencer à avoir une certaine autonomie et des réseaux assez solides pour pouvoir se projeter vers l’avenir. Trente ans équivalent à deux générations voire trois générations de chercheurs, qui se succèdent avec des liens forts entre eux, mais sans corporatisme aucun. On l’a vu pendant ces deux journées du colloque-anniversaire : nous sommes tous ravis de nous retrouver, mais la plupart des chercheurs ont également une vie scientifique en dehors de l’Irmc avec des projets de recherche dans nos propres disciplines. Les historiens entre eux en fonction de leurs époques, les anthropologues également, qui côtoient d’autres chercheurs, d’autres régions, etc. Mais il se trouve que l’Irmc constitue le berceau scientifique de la plupart d’entre nous.

Puisque nous sommes à l’heure des bilans, quel impact a eu l’Irmc sur la dynamique de la recherche locale, notamment dans les sciences humaines et sociales ?

Cette dynamique prend plusieurs dimensions. Différents programmes de recherche ont été conduits à l’Irmc depuis trente ans. La plupart étaient novateurs. Parfois même précurseurs. Des thématiques qui ont été par la suite développées au sein des universités, en particulier des projets sur l’urbain, le religieux, la transition…Au niveau de la formation, la bibliothèque de l’Institut met à la disposition des étudiants 36 000 ouvrages et beaucoup plus de revues récents et anciens, dont certains sont introuvables dans les bibliothèques des universités publiques. Les lecteurs de la bibliothèque ont également le droit d’accéder à tous les catalogues en ligne du Cnrs et d’autres banques de données scientifiques. Nous organisons aussi, deux à trois fois par an, des écoles doctorales interdisciplinaires qui réunissent autour d’une même thématique des doctorants des pays du Maghreb et des pays européens, dans l’idée que rapprocher des jeunes gens dans l’univers de la recherche a des effets sur leur propre formation et à long terme. Il crée une mixité dans les manières de réfléchir et d’échanger. D’autre part, les écoles doctorales ont l’avantage de mettre en relation des collègues confirmés avec les doctorants dans le but d’un transfert de savoir-faire à plusieurs niveaux : réfléchir les problématique, conseils de lecture et de méthodologie.

La Révolution de 2011 en levant la censure sur l’expression en général a-t-elle participé à libérer l’Irmc en donnant plus de perspectives à ses projets de recherche ?

Avant 2011, les chercheurs de l’Irmc travaillaient avec les contraintes qui étaient les leurs sans se rendre compte que cela pouvait être différent. L’urbaniste Hind Ben Othmanel’a bien expliqué dans son intervention, le jour où la censure a été levée, les chercheurs se sont sentis responsables de leur citoyenneté, ils ont voulu alors mieux faire connaître leurs travaux. Ce sont leurs perspectives à eux qui ont changé, ainsi que les objets de leur recherche et la manière de les appréhender. Par exemple, Eric Gobe parlait dans son témoignage des avocats en Tunisie, le sujet de cette profession est un objet de recherche qu’il conduisait depuis longtemps. La Révolution est venue bouleverser son objet de recherche de plein fouet et Eric Gobe a dû s’adapter à ce nouveau contexte. Sinon les chercheurs ont tout de même bénéficié d’une plus grande liberté pour aborder certains sujets comme l’homosexualité. Une thématique qui aurait été beaucoup plus difficile à interroger avant 2011. C’est aussi le cas d’autres sujets comme la gouvernance locale, l’urbanité, les décisions de planifications et bien évidemment tous les objets de recherches liés aux sciences politiques.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’Irmc du premier directeur-fondateur, l’illustre Michel Camau ?

Tout ! On l’a vu à travers ces deux journées de colloque, l’héritage de Michel Camau est vraiment très fort. La filiation scientifique de Camau s’est poursuivie après son départ avec les travaux de Jean Philippe Bras. En tant que juriste, Bras était un collaborateur proche de Camau avant même la fondation de l’Irmc, lorsque, enseignants tous les deux, ils s’étaient beaucoup côtoyés. Vincent Geisser et Eric Gobe, politologues, ont assuré également la continuité de Camau en formant des doctorants, dont Amine Allal et plus récemment Slim Ben Youssef et Leyla Baamara. Sinon, l’autre volet de l’héritage de Michel Camau s’incarne dans le désir de voir l’Irmc intégré dans le paysage tunisien. Cet objectif-là je pense pouvoir dire qu’il est atteint. Notamment par le fait que des enseignants chercheurs de l’université tunisienne puissent obtenir des délégations au sein de l’Institut. Ce qui lui donne un ancrage avec l’université. Par la suite, ces chercheurs demeurent associés à l’Irmc : ce réseau en Tunisie a très bien fonctionné. Assez récemment, je participais à une journée d’études en partenariat avec Beit El Hekma, puisque nos deux institutions travaillent ensemble sur un séminaire à propos de l’alimentation. Moncef Ben Abdeljelil, l’ancien doyen de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse, m’a accueillie en prononçant une phrase qui m’a beaucoup touchée : « L’Irmc est une partie du corps scientifique tunisien ! ».

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