Accueil Culture «L’aveuglé», de Anne Lorho : Un roman lumineux sur le terrible «vivre dans le noir»

«L’aveuglé», de Anne Lorho : Un roman lumineux sur le terrible «vivre dans le noir»

Avec ce premier roman, étrangement beau, qui semble avoir beaucoup marqué la dernière rentrée littéraire, en France, et qu’on lit non sans quelques émotions douloureuses, Anne Lorho qu’on connaît plutôt comme poète, ne rate point ses débuts de romancière bien prometteuse.

Anne Lorho, qui vient de faire en effet une prodigieuse entrée dans ce difficile et bel art romanesque, ne rate pas, non plus, le volet d’ouverture, admirablement  réussi, de ce roman publié aux prestigieuses éditions parisiennes «Mercure de France» (automne 2022) et qui  ne s’intitule pas, en fait, «L’aveugle», mais L’aveuglé. Car Guillaume, dont l’autrice  dresse avec minutie le portrait et explore l’intériorité  affective, est né voyant, quelque part à Courbevoie, à l’ouest de Paris, et c’est un terrible accident ménager qui l’a monstrueusement aveuglé, à l’âge de 9 ans, et l’a affreusement amputé du nez. 

En «focalisation zéro», comme diraient les spécialistes de narratologie, le récit de cet insolite personnage sans yeux, sans nez et sans nul espoir de lumière est raconté ici, selon «le point de vue» (prise en charge des informations narratives) d’un narrateur qui se veut omniscient et qui se raconte par lui-même : un héros-narrateur intradiégétique qui «voit» «tout», sait tout et connaît tout de l’enchaînement des événements constituant sa propre histoire. Celle que Anne Lorho, retranchée, dès ce troublant «âge des commencements» (pp. 8-80), derrière sa plume imaginative et féconde, met en scène, à coup de petites phrases au tempo rapide et se succédant en cascade-comme pour signifier déjà la spectaculaire chute psychologique et existentielle de ce personnage—pour qu’il relate par lui-même. Et c’est un constant «je» énonciatif, à la fois sujet et objet de la narration, mais faussement autobiographique,  qui est alors mobilisé pour s’auto-raconter, s’interroger et commenter, tantôt sur un ton triste, tantôt avec de l’humour noir ou de l’autodérision, sa vie de célibataire de 39 ans, ces satanées pommes dauphines qu’il voulait cuire au four, 29 ans avant, et qui ont causé sa défiguration irrémédiable, l’hôpital où il s’est retrouvé, les gros pansements qu’il avait sur le visage, la déchirante découverte de sa perte de la vue et du nez, son déménagement à New York pour essayer de se faire corriger, par un chirurgien, les dégâts esthétiques causés par son accident, et où il s’est lancé à corps perdu dans son anonymat déshumanisant et ses grands boulevards, peu aisés, en y traînant son handicap comme un forçat son boulet, les personnes, compatissantes ou goguenardes, qu’il rencontre au hasard de sa route ou de sa quête d’amour sur le Net, les films qu’il se montait dans  son noir et qui lui donnaient à rêver, les regards dégoûtés ou apeurés qu’il sentait se promener sur son visage brûlé, les prostituées qu’il fréquentait et qui acceptaient de satisfaire ses désirs et phantasmes et lui servir autant qu’il en demandait une «tendresse» tarifée et quelque peu compensatoire de l’absence de ce bonheur «qu’il attend depuis trente ans et qui est maintenant inespéré» (p. 137)  pour lui qui est, constate-t-il avec dépit, «un pur produit du monde délabré des handicapés mis au ban» (Ibid.).

Seul dans son noir, ne s’accommodant pas vraiment de sa cruelle cécité, il développe des bizarreries en vue de s’inventer un autre et de se rendre intéressant par rapport aux autres, des bizarreries étonnantes telles prendre des bains de cheveux de femmes, faire croire qu’il est artiste-plasticien, avaler tout crus des insectes vivants, manger un ver de terre, porter des bas de femmes sous ses pantalons, s’habiller en dandy, etc. Anne Lorho précise à un journaliste qu’elle l’a en effet «imaginé dans un registre un peu loufoque, du côté de l’inhabituel, de la fantaisie».

Inventant ses petites  loufoqueries pour tenter vainement, ironiquement, de combler son vide d’amour, compenser sa difficulté d’être, le voici qui est pris constamment en tenaille entre son besoin vital de plaire aux femmes, surtout  à « une femme qui l’attende» (p. 143), et sa peur d’être éconduit,  repoussé par elles quand elles découvrent, avec stupeur, avec des « Ah ! » et des « Oh ! » et des cris de choc ou de dégoût,  son visage disgracié  : « Gail insiste pour qu’on se rencontre, le virtuel ne lui suffit plus, du tout, elle veut autre chose, et vite. Elle n’a jamais été dans cette urgence et c’est comme un couperet qui me tombe dessus. Je souffre comme jamais mon visage m’a fait souffrir. J’ai peur. Je me sens stupide d’avoir laissé s’installer tout ça. Je tourne en rond dans mon appartement aux encablures de plus en plus étroites. Toute ma vie, j’ai rêvé d’une femme qui m’attende et quand ça arrive, je fais dans mon froc. J’ai les paupières lourdes, une terrible envie de dormir me prend, je suis paralysé.. » (Ibid.).

En fine connaisseuse de l’univers des enfants déficients visuels, Anne Lorho tire, avec finesse et discrétion, les ficelles de cet extravagant Guillaume qui, devenu quelque peu étranger à lui-même, aliéné, se fait appeler William à New-York, qui nous intrigue, nous répugne  par moments, nous séduit souvent, nous attache, nous fait rire, nous émeut et dont on a quelquefois la plus grande peine à supporter la douleur. Une douleur profonde qu’il éprouve au fond de lui-même et qu’il a du mal à cacher par son apparente joie de vivre, sa dérision, ou encore ses inventions loufoques  atteignant à la fin des octaves extrêmes et qu’il a un malin plaisir à multiplier.

Très habile dans la construction de ce personnage  complexe et original et de l’univers narratif où elle le fait évoluer, Anne Lorho ne cesse de le faire passer tour à tour d’une existence effacée, noire,  parce que sans yeux, sans lumière, à une rayonnante présence, illuminée, chez les prostituées, auprès de quelques amis et bienveillants collègues  de la banque où il travaille comme informaticien, mais aussi auprès de nous autres lecteurs. Attentive et complice, elle déchiffre subtilement  les secrètes pensées obscures dont il est calamiteusement accablé et qui s’éveillent en lui-même à chaque retour de l’image de sa mère  envahissante, castratrice, ou retour du souvenir funeste des pommes dauphines ayant emporté sa vue, son nez, sa joie d’enfant et qui l’ont plongé dans les ténèbres. Son incessante agitation intérieure parcourant les 4 volets de ce roman jusqu’au paisible épilogue, Anne Lorho parvient à nous la communiquer, à nous la faire sentir, en dépit de tous les voiles (ironie, autodérision, humour noir, rire, fantaisies, etc.) qu’il interpose pour essayer de nous la cacher. Elle parvient aussi, et ce n’est pas le moindre mérite, à nous faire « comprendre ce que veut dire « vivre dans le noir » ».  Sans apitoiement et sans pathos.

Poète d’abord, Anne Lorho sait pétrir savamment la matière langagière pour l’ériger merveilleusement en une narration fluide, élégante  et savoureuse à laquelle elle donne la souplesse radieuse d’une belle texture syntaxique et l’éclat de l’expression qui donnent  ensemble à ce roman hors pair toute sa grâce.

Anne Lorho, «L’aveuglé », Paris, éd. «Mercure de France», coll. «La Bleue», Grand Format 14,1 cm X 20,5, 294 pages, Août 2022, ISBN 978-2-7152-6021 4, EAN 9782715260214.

Nota Bene- Anne Lorho est la fille du poète français Lionel Ray. Née à Paris en 1965, elle vit à Toulouse où elle exerce le métier d’enseignante spécialisée, à l’Institut des Jeunes Aveugles. Elle conduit, depuis de nombreuses années, des recherches sur la pédagogie pour les enfants aveugles,  publie des articles dans différentes revues spécialisées en la matière et anime des ateliers d’écriture. Poète, elle a à son actif différents recueils dont «Histoires de corps» (2015) et  «Froissements» (2019).

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