«Si on veut revenir avec un fonctionnement correct, il faut commencer véritablement à entamer les réformes et d’une manière “séquentielle” : identifier la plus importante et qui peut être synchronisée avec les autres politiques ».
Tenue sous le thème «Souveraineté budgétaire et sécurité des paiements», cette session a marqué la participation de Marouane Abbassi, gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marc Gerard, représentant résident du FMI en Tunisie, Walid Gadhoum universitaire spécialiste du droit des affaires et fiscalité, et Walid Bel Hadj Amor, vice-président de l’Iace, à un débat profond, sérieux, respectueux et riche en échange où les questions d’obstacles et de défis à relever pour une souveraineté monétaire ont été soulevées.
Dans quel contexte ?
A l’ouverture de ce débat, Bel Hadj Amor n’a pas manqué de dresser un constat sévère de la situation économique actuelle du pays qui passe par des moments difficiles. Certes, l’ensemble de l’économie mondiale est touché par une crise économique profonde sans précédent et qui n’est pas tenable. Et avec l’arrivée de la pandémie liée au Covid-19 — qui n’a pas encore dit son dernier mot — et la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la Tunisie souffre, aujourd’hui, à plus d’une faiblesse et peine à faire face à cette crise économique, ce qui l’a poussée à reporter la mise en place des réformes nécessaires et indispensables pour son développement et surtout pour sortir de cette impasse qui dure depuis plus d’une décennie.
«Après la crise du Covid-19, on fait face aujourd’hui à la crise des matières premières à cause de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et beaucoup de questions se posent quant à l’attitude des Etats en matière de souveraineté budgétaire. Mais il faut aussi savoir que quel que soit le pays, la souveraineté budgétaire d’un Etat reste contrainte par sa capacité à se financer et même est dépendante du degré de souveraineté monétaire de cet Etat. On a vécu aussi une longue période d’une indiscipline budgétaire en Tunisie qui, petit à petit, a continué à conduire à une forme d’obésité des dépenses publiques sans contrepartie (en termes de création de richesse notamment), avec une augmentation du déficit, une érosion de la monnaie et une baisse des investissements publics et privés», a souligné le vice-président de l’Iace.
Sur ce dernier point, il a ajouté que la problématique de la baisse des investissements publics est directement liée à la question de la souveraineté budgétaire, dans le sens où cette dernière a la capacité de faire face à toute la vision et la politique économique qu’un pays souhaite mettre en place.
«Malgré l’augmentation des recettes fiscales, la Tunisie se trouve toujours dans l’incapacité — en particulier depuis deux ans — de financer son déficit budgétaire et ce, malgré la ‘’relative’’ souveraineté budgétaire, qui elle-même est contrainte par l’érosion du taux de change. Aujourd’hui, la Tunisie n’arrive pas à trouver des financements nécessaires d’autant que le recours au financement extérieur est une nécessité et est la solution adéquate, à moins de renoncer à une partie des programmes d’investissement», a-t-il encore précisé.
Si le constat est bel et bien fait, de multiples questions se posent, tant sur le plan pratique que sur le plan théorique : quelle est la réalité de la Tunisie, aujourd’hui ? Qu’en est-il de l’indépendance de la politique monétaire ? De quel degré de souveraineté disposons-nous en matière budgétaire et monétaire ? Quels mécanismes à mettre en place pour faire face à l’inflation et à la récession économique ? Autant de questions auxquelles le gouverneur de la Banque centrale s’efforce de répondre.
Le comment du pourquoi
«On a mal géré la crise du Covid-19 ». C’est le premier constat donné par Marouane Abbassi.
En revenant un peu dans le temps, le gouverneur de la mère des banques en Tunisie n’a pas manqué de dresser un tableau sombre de la situation économique du pays, tout en rappelant qu’à son arrivée, on était à une inflation de 7.6%, une inflation sous-jacente de 9.8%, on avait une dépression du dinar de 15 à 20%, un refinancement qui est arrivé à 17 milliards de dinars, des conditions de financement extérieur extrêmement difficiles — parce qu’on n’a pas pu avoir un déboursement au niveau du FMI —, on avait fait deux programmes avec le FMI qui ont extrêmement mal fonctionné pour des raisons de politique économique…, et on est arrivé en 2018 avec des conditions extrêmement compliquées en termes de souveraineté (la Gafi nous a sanctionnés en nous intégrant dans sa liste noire).
«Face à cette situation compliquée, incertaine et périlleuse, la réflexion menée avec le ministre des Finances à l’époque était comment baisser le déficit courant, qui est arrivé à 11%, et comment baisser le déficit budgétaire dans une année de grandes difficultés… On a dû prendre des décisions douloureuses en termes budgétaires parce que dans des conditions pareilles, il est extrêmement important de faire de la stabilisation macroéconomique, car sans cette stabilisation, la croissance ne serait pas possible», explique Abassi.
Et d’ajouter : «Ce n’est qu’à partir de fin octobre 2019 que le dinar tunisien a commencé à s’apprécier, que l’inflation sous-jacente a baissé, que l’inflation tout court a baissé et que Moody’s a confirmé la note de la Tunisie à B2 mais a abaissé la perspective à négative. Puis on a eu les élections et un nouveau parlement s’est installé. Et là, le Covid est arrivé durant lequel on a pris la pire décision de notre histoire où on a décrété le confinement et arrêté la machine économique. L’impact direct de cette décision c’est -8%, voire -8.7% de croissance et on est en train de payer la facture de cette décision jusqu’à aujourd’hui».
Dans ce contexte agité et mouvant en matière de dépendance de la BCT, Abbassi a confirmé qu’on a pris la ‘’bonne’’ décision de ne pas donner de l’argent et si on va le faire, il faut que ce soit inscrit dans une loi de finances. Sinon, on n’aurait pas eu le rating qu’on a aujourd’hui à l’heure où la communauté internationale financière est en train de nous suivre de manière extrêmement proche. Dans le cas inverse, au bout de trois mois, on aurait une inflation à trois chiffres.
«On a géré 2020-2021 et on était en train de sortir de cette crise avec beaucoup de difficultés sur les finances publiques, puisqu’on a arrêté les discussions avec le FMI depuis avril 2020 et jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas un sou de la communauté internationale financière. Aujourd’hui, après deux ans et demi, on n’a pas de financement mais on a été lisible. Quand l’année 2022 est arrivée, il fallait commencer à faire les réformes avec l’accord du FMI, ce qui n’était pas évident puisque les discussions étaient en suspension. A cette date, on a été quand même résilient. Mais la crise est venue et des chaînes de valeur ont été perturbées et là, il n’est pas inutile de souligner que l’impact direct de la crise est estimé à presque 4.8 milliards de dinars», explique-t-il.
Un par un…
Face à une situation très compliquée, dont personne ne pense qu’elle est simple et ne peut mesurer l’ampleur ainsi que les éventuelles conséquences, il fallait commencer à résoudre les problèmes un par un : stabiliser le macroéconomique, avoir un cadrage macro, chercher un accord avec le FMI (qu’il soit acceptable, implémentable et durable), avoir la paix sociale…, le tout pour commencer véritablement à entamer les réformes tant attendues.
Pour ce qui est pro-croissance, il est indispensable de renouer avec la croissance. En effet, le climat des investissements (surtout les IDE et l’investissement local) doit fonctionner avec une meilleure visibilité sur l’environnement des affaires, ce qui permet aux gens d’avoir un peu de confiance en la Tunisie. Certes, le chantier est grand, mais il n’est pas impossible. Pour Marouane Abassi, le temps de l’hésitation et de la tergiversation est bien fini. Il suffit d’y croire. Aujourd’hui, on revient de loin et il est indispensable de retrouver notre place sur le marché.
«Maintenant, si on veut revenir avec un fonctionnement correct, il faut commencer véritablement à entamer les réformes et d’une manière “séquentielle“: identifier celle la plus importante et qui peut être synchronisée avec les autres politiques. C’est sur cet axe majeur qu’il faut commencer cette nouvelle bataille, ce qui va permettre à créer le “surplus fiscal”. Qu’on le veuille ou pas, il faut passer à l’action et on ne peut pas se permettre, aujourd’hui, de garder le même comportement qu’on a eu avant», a-t-il affirmé.