Par Mohamed Salah Ben Ammar *
Aux pires moments de ce qui est abusivement appelé « la décennie noire », nombre de mes compatriotes ont appelé de leurs vœux, non seulement le retour à un régime présidentiel fort mais ont aussi rêvé à haute voix de l’arrivée au pouvoir d’un homme providentiel et peu importait la méthode.
De toute évidence, une bonne partie de nos concitoyens préfèrent oublier le passé. Un peu trop vite, nous avons mis de côté les conséquences de 50 ans de dictature. Tous nos échecs ne seraient dus qu’à la période postrévolutionnaire ! Oubliée l’absence de séparation des pouvoirs depuis l’indépendance, de pluralisme syndical et médiatique et peu importe si toutes les élections sans exception ont été truquées et si les atteintes aux droits de l’Homme étaient quotidiennes, ce n’était pas tellement grave ! Certains, sans les nommer, défendent encore bec et ongles notre modèle économique, pourtant totalement dépassé, générateur de chômage, de déficits et responsable de nos difficultés actuelles. Et même si la période postrévolutionnaire assume sans aucun doute une responsabilité non négligeable dans la situation actuelle, est-il fou de penser que cette période d’instabilité, appelée « décennie noire », était nécessaire à l’édification d’une démocratie dans tous les sens du terme ?
Face aux difficultés, il est classique d’espérer des miracles, une solution magique. L’histoire nous apprend qu’elle s’est nommé, un peu partout dans le monde, l’homme providentiel. Il s’agit d’ « un personnage qui apparaît dans les périodes de crise et qui se présente comme le sauveur ultime chargé d’une sorte de mission historique ou divine », selon l’historien Jean Garrigues. Qu’ils se nomment Nasser, Saddam, Assad ou encore qu’ils soient qualifiés de Führer, Duce, Petit père des peuples, Grand Timonier, Caudillo, Conducator ou le génie des Carpates ou du Guide de la révolution…Tous les cas de figures ont existé et tous se pensaient justes et droits. Tous ont été admirés, adulés, certains sont morts de leur belle mort et leur enterrement a été spontanément suivi par des centaines de milliers de leurs concitoyens. Ils rêvaient de sauver leurs peuples de la pauvreté et assurer la grandeur de leurs pays respectifs, mais tous ont échoué, après un parcours jalonné de cadavres, d’oppressions. Ils ont semé la misère et la destruction pour la plupart.
Qu’ils se prétendent de gauche ou de droite, les ressemblances sont impressionnantes entre les régimes mis en place et les résultats obtenus. Tous ont fait reculer les libertés politiques et les libertés civiques dans leurs pays respectifs. Sans concertation mais avec une similitude impressionnante, ils ont eu recours à la même phraséologie, les mêmes méthodes. Naturellement, toutes ces expériences ont débouché, à quelque chose près, sur les mêmes résultats.
La plupart d’entre eux ont accédé au pouvoir de façon régulière, en respectant certains principes de la démocratie. L’une des faiblesses des systèmes démocratiques est de permettre ce genre de chose. Arrivés au poste de commandement, beaucoup ont promis de rendre le pouvoir au peuple après une parenthèse, nécessaire à la remise en ordre du pays disent-ils. Ils se référent toujours au « peuple ». Tous opposent systématiquement le peuple aux élites, aux corps intermédiaires. Ils promettent l’ordre, la justice, la discipline et la prospérité aux plus démunis. Ils assoient leur pouvoir au moyen d’instruments de la démocratie directe, comme les référendums plébiscitaires. Leurs pires ennemis sont la classe politique, les partis politiques, les parlementaires, les élus…Ils sont toujours populaires et admirés, du moins au début, aux yeux du peuple. La supposée efficacité du pouvoir personnel plaît dans un premier temps et justifie le non-respect de la démocratie ! Ils expliquent leurs échecs par l’immobilisme, l’« administration profonde », ou les ennemis de l’intérieur. Des échecs, tous les systèmes y sont exposés, mais à la différence des autres, il est difficile de bâtir sur les ruines de ces expériences solitaires. L’Irak ou la Libye en sont la criante illustration.
La nature humaine étant ce qu’elle est, avec le temps, on perçoit à travers les décisions, les paroles, les attitudes que le sauveur finit par se persuader que le peuple et lui ne font qu’un. Convaincu qu’il est irremplaçable, qu’il est le dernier rempart contre l’anarchie, qu’il est le garant de la prospérité de son peuple et il s’autorise à parler au nom du peuple sur tous les sujets et n’imagine pas le pouvoir sans lui et lui sans le pouvoir.
La soif de pouvoir est le propre de l’homme, elle prend différents visages, elle emprunte des chemins différents, l’idéologie, la religion, la force mais la résultante est toujours l’exercice du pouvoir.
Analyser l’expérience que nous avons vécue qu’à travers ses échecs, que l’on grossit exagérément, est une manipulation qui ne permet pas de voir l’essentiel et de toutes les façons n’autorise en aucun cas à la remise en cause de la démocratie représentative. La démocratie n’est pas une chose naturelle chez les humains. Son édification dans une société n’est jamais un travail achevé. Elle connaît des ratés, des manipulations, provoque des réactions violentes parfois, le processus avance puis régresse au gré des circonstances, des imprévus. Tout a été vu mais la bonne attitude pour comprendre et corriger les écarts constatés n’est certainement pas confier l’ensemble du processus à un seul individu. Si vertueux soit-il, si génial, si lucide, si compétent soit-il, seul il ne peut qu’échouer.
L’apathie actuelle de la société civile est inquiétante, mais elle est compréhensible. Elle est le fruit des échecs, des espoirs déçus post-révolution, du discrédit idéologique des citoyens, mais nous devons rapidement nous ressaisir, les échecs sont les nôtres et non ceux de la démocratie. Pour réussir, nous devons faire exactement le contraire de ce qui se fait actuellement. Il nous faut renforcer les institutions, les mécanismes de dialogues et les corps intermédiaires et surtout méfions-nous de tous ceux de l’intérieur et de l’extérieur qui nous encouragent à adopter des solutions hasardeuses.
M.S.B.A.
(*) Médecin et ancien ministre de la Santé