En salles, « Saffeh Nabeul » de Karim Berrhouma : Question de style, question de genre

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Actuellement sur nos écrans, un film tunisien attendu. Une fiction qui porte le croustillant dans son titre «Saffeh Nabeul». Il s’agit, pour ceux qui ne le connaissent pas, du plus grand tueur en série que la Tunisie ait connu et qui a terrorisé les esprits durant les années 80. Nasser Damerji, alias Saffeh Nabeul, est aussi le dernier condamné à mort exécuté.

L’histoire de Karim Berrhouma avec ce projet remonte à plus de 5 ans, des contraintes, des problèmes de production, manque de subventions, absence de ressources… Toutes formes d’entraves que peut affronter tout cinéaste à la recherche de sa première reconnaissance. Les débuts sont difficiles, voire impossibles pour certains.

Aujourd’hui, le film est enfin là, visible dans les salles tunisiennes, il a bénéficié d’une belle avant-première avec une salle comble au Colisée, une ovation du public présent, la bousculade à l’entrée de la salle, de l’engouement et tout ce qu’il faut pour offrir à l’équipe du film la reconnaissance attendue pour tous les efforts fournis.

«Saffeh Nabeul» est un film hasardeux, ses enjeux sont importants et ses contours sont fragiles. Comme tout film tiré de faits réels, il est confronté à la comparaison à la réalité ou à ce qu’on nommerait la mémoire collective. L’histoire de Nasser Damergi et son impact sur la société sont encore récents ce qui rend l’adaptation à la fiction houleuse. Un beau mérite revient à Karim Berrhouma d’avoir «osé» prendre ce risque et d’aller jusqu’au bout de son projet et nous ne discuterons pas, ici, la véracité des faits ni la conformité avec la réalité vécue, mais l’écriture cinématographique mise en place et l’angle de traitement et le point de vue choisis.

D’abord, le film a bénéficié d’un beau casting réunissant des comédiens de grandes compétences d’interprétation et, de surcroît, qui croient en ce projet. Cet atout de taille a fait du film une performance d’acteurs à elle seule.

Deuxième atout, le film est aussi une atmosphère, construite par un éclairage, un cadre, un décor, de la texture et une ambiance sonore. Ce deuxième ensemble réussit à nous mettre dans une bulle et à nous happer dans un état particulier d’acceptation et de réception.

Avec ces deux points forts, nous bloquons tout de même, face au traitement scénaristique, à l’écriture, à la construction des personnages et au fil narratif choisi. Le réalisateur semble avoir voulu faire un film avec détachement, la peur de créer de l’empathie avec celui qui a terrorisé les Tunisiens dans les années 80 est, à notre avis, un premier blocage. Cette retenue, consciente ou inconsciente, se révèle dans les échappatoires qu’on retrouve dans le scénario. À chaque fois que nous nous approchons de la fragilité et de la fêlure du personnage ou de ce qui permettrait de toucher son côté humain blessé et meurtri, le film nous met sur notre trajectoire un personnage nouveau qui vient prendre le premier plan. Et les exemples sont nombreux. Comme s’il voulait nous détourner le regard et nous guider vers une autre piste. Mais il nous abandonne en cours de route. La scène de l’exécution du personnage campé par Oussama Kochkar est forte et intense par un dispositif filmique maîtrisé et par une prestation magistrale du comédien. Mais sans suite, une séquence ni préparée en amont, ni suivie en aval. Idem pour la séquence entre Taoufik Khalfaoui et Bilal Slatnia… Le personnage de Taoufik Khalfaoui n’est pas visible ni avant, ni après, il reste un personnage suspendu dans la narration. Deux belles séquences, certes, mais aussi deux personnages sans rapport avec l’histoire, ni le personnage central, et sans incidence sur le cours des évènements donc, sans aucune valeur dans le film.

Avec cette démarche tremblotante, le personnage de Nasser Damergi le Saffeh s’effiloche et n’arrive pas à prendre de la consistance. La performance d’acteur offerte par Ahmed Landolsi ne permet pas, à elle seule, de porter la lourde charge d’un personnage aussi houleux. Le film oscille entre le film de genre, l’enquête, le drame psychologique et le polar… Nous perdons le fil, nous perdons l’émotion souhaitée, et nous sortons de la bulle qui a réussi à nous happer par moments.

La confusion en devient un ingrédient principal, entre infanticide, viol d’enfants, détournement de mineur, d’un côté, enquête et torture, de l’autre, l’image s’embrouille. Les dialogues restent aussi une des faiblesses du film, qui rendent, par moments, des scènes des plus solennelles et des plus fortes risibles par le simple choix des mots prononcés. La scène finale tombe dans le ridicule à cause de ce genre de négligence.

«Saffeh Nabeul» est actuellement en salles, il mérite le détour malgré ses défaillances.

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