Où va-t-on avec ce sentiment de dépaysement qui divise la famille tunisienne en deux clans, inconnus l’un pour l’autre ? Le conflit des générations — ce terme qui résume l’échec d’une société ayant du mal à réconcilier les enfants et les adultes — n’a jamais été aussi effrayant! Incapables de voir dans leurs parents des exemples à suivre, non pas en raison de leur manque de mérite mais en raison de l’absence de communication qui les empêche de les connaître, les enfants, les adolescents et les jeunes se renferment sur eux-mêmes, fuyant une communauté familiale indifférente, implacable sinon intolérante. Pourtant, la communication, qui est censée être un besoin élémentaire pour l’humain et qui fait de plus en plus défaut au sein de la famille, serait la carte gagnante pour gérer savamment ce «conflit».
Un « problème » à gérer !
Le conflit des générations est jugé comme étant l’un des problèmes sociaux qui touchent toutes les sociétés et toutes les familles de tous les temps. Il fait partie des problèmes qu’il est difficile voire impossible de résoudre. En effet, selon M. Sami Nasr, sociologue, les problèmes sociaux se répartissent en deux catégories : ceux à résoudre et ceux à gérer. Le conflit des générations relève de la deuxième catégorie. «L’absence de dialogue ou de communication dans la famille tunisienne constitue une véritable crise sociologique, responsable d’une dislocation impitoyable entre les membres d’une même famille», explique le sociologue. Cette crise est telle qu’elle est vécue dans l’amertume. Le sociologue se remémore, d’ailleurs, un incident qui était survenu lors d’une conférence qu’il avait donnée à Kélibia et qui portait sur les jeux électroniques nocifs, destinés aux jeunes. «Je me souviens, indique-t-il, d’une enfant qui était au début de l’adolescence et qui avait levé la main pour demander la parole. Elle était restée près de dix minutes, essayant de regrouper ses forces pour pouvoir exprimer une angoisse. Finalement, la gorge nouée, elle avait avoué qu’elle souhaiterait tant que ses parents lui accordent ne serait-ce qu’un quart d’heure d’intérêt et de dialogue. Son intervention, aussi brève qu’elle était, avait bouleversé toute la salle. Elle avait tout dit sur le plus grand problème que vivent les enfants et les jeunes de nos jours».
Cette rupture est palpable non seulement dans le cadre familial mais aussi dans celui institutionnel, professionnel. C’est dire à quel point le conflit des générations est capable d’impacter la société. «L’on parle de plus en plus du sentiment de dépaysement dans ce qu’on appelle dans le jargon sociologique «les institutions de proximité, comme la famille, les clubs, les maisons des jeunes, etc. Or, pour gérer le problème du conflit des générations, la communication s’avère être l’outil crucial par excellence», indique M. Nasr.
Ils optent, tous, pour El harqa !
Vivre comme des étrangers sous le même toit crée un climat hostile, entravant la compréhension et l’affection. Les enfants, les adolescents et les jeunes manifestent alors un comportement négatif, qui se traduit ou bien par l’indifférence et la réticence vis-à-vis de l’autre (l’adulte, le parent ) ou bien par la fugue, physique soit-elle ou virtuelle. Et dans les deux cas, il s’agit d’une révolte explicite, fondée sur l’intolérance par rapport à la différence et sur l’inacceptation d’autrui. «La fuite ou la fugue, ce qu’on appelle communément El hajja, résulte de l’incapacité à s’adapter à une situation inconfortable. De même pour El harqa ou la migration clandestine. Finalement, poursuit le sociologue, tous les jeunes optent pour El hajja ou la harqa sans exception. Certains choisissent les barques de la mort; d’autres, la navigation sur internet».
Jeux électroniques : gare aux traqueurs d’enfants !
L’addiction aux réseaux sociaux touche les jeunes et les adultes. Néanmoins, pour les plus jeunes, les risques en sont nettement plus costauds. M. Nasr a réalisé une étude sur les spécificités des jeux électroniques destinés aux mineurs; le résultat étant intriguant… «J’ai cerné les spécificités desdits jeux et je les ai comparées aux besoins psychologiques et sociologiques de l’adolescent. J’ai constaté que la compatibilité était quasi optimale, soit aux environs de 95%. Ce résultat prouve que les créateurs digitaux desdits jeux sont des experts en matière de psychologie des enfants. Ils savent pertinemment de quelles manières séduire leurs victimes pour mieux les détruire. Or, leurs victimes ne sont autres que nos enfants dont nous ignorons les centres d’intérêt, les préoccupations, les opinions, les personnalités, faute de communication», renchérit M. Nasr.
Tolérer la différence : la première marche franchie
Pour remédier à ce déficit relationnel et établir des traits d’union entre les générations, les adultes sont appelés à faire preuve de lucidité afin de pouvoir gérer le «conflit». Pour ce, il convient d’apprendre d’abord à accepter la différence. Les jeunes générations parlent un langage nouveau. Ils ont des repères propres à eux. Il serait intelligent de tolérer cette différence en se délestant de la stéréotypie sociétale. « Tolérer et savoir cohabiter avec celui qui est différent en instaurant le dialogue. Il faut que les parents comprennent que la phase de l’adolescence représente la transition physiologique et psychologique la plus difficile pour leurs enfants. A peine sortis de l’enfance proprement dite, les adolescents ne sont pourtant pas encore des adultes, ce qui les plonge dans la confusion. Grâce au dialogue, les parents seront aptes à soutenir leurs enfants pour réussir la transition », explique M. Nasr. Et d’ajouter que les parents les plus avisés ont la ferme conviction que le dialogue et la communication sont les piliers d’une bonne relation enfant/ parents ; des piliers à instaurer dès la prime enfance. «Pour ces parents-là comme pour leurs enfants, la crise de l’adolescence passerait quasiment inaperçue», renchérit-il. Mais pour les parents retardataires, mieux vaut apprendre, à communiquer avec ses enfants et à les connaître tard que jamais. Sauf que, pour réussir l’épreuve, il convient de frapper à plusieurs portes dont la plus importante serait l’amour. «Pour y adhérer, l’enfant a besoin de se sentir aimé par ses parents, sinon le dialogue sera vain», conclut M. Nasr.