L’emploi informel gagne du terrain en Tunisie, à mesure que l’étau se resserre autour des jeunes demandeurs d’emploi qui, faute de débouchés professionnels, prennent refuge dans les métiers informels. Aujourd’hui, avec l’accélération de la digitalisation des services, ils surfent sur la vague de l’économie des plateformes qui leur permet d’enchaîner les petits métiers et de garantir un revenu. “Il est temps de réglementer ces activités”, souligne Asma Ben Hassen, présidente de l’Institut tunisien pour l’emploi inclusif, qui nous éclaire sur le sujet. Interview.
On fait souvent l’amalgame entre travail informel et travail illicite. Qu’entend-on par travail informel et quelles sont ses différentes formes?
Notre définition se réfère au concept de l’emploi informel. Il est question de gens qui exercent des activités ou une profession sans avoir accès à la protection sociale et sans que cet emploi réponde aux critères du travail décent. Les travailleurs informels ne bénéficient pas de contrat de travail, même si, des fois, pour l’inspection du travail, il suffit qu’il y ait un contrat verbal, pour prouver une relation professionnelle entre l’employeur et l’employé. Et si le travailleur informel travaille pour son propre compte, il n’est pas dans ce cas patenté et enregistré auprès des structures concernées, telles que le registre du commerce, conformément à la réglementation tunisienne, ce qui le prive de son droit à la protection sociale. L’emploi informel n’est pas, par défaut, illégal. En Tunisie, il y a un problème de stigmatisation de l’emploi informel. On pense souvent que tout travailleur informel exerce une activité illégale. Or, les activités illicites et illégales sont bien connues; il est question de contrebande, de trafic d’armes, de drogues… Mais l’emploi informel concerne des activités légales, c’est l’exemple d’une artisane ou d’un jeune développeur qui travaille en freelance… Il faut dire que le problème de stigmatisation des travailleurs informels a également trait à la question de l’évasion fiscale, puisque ces derniers sont considérés comme des évadés fiscaux. Or, les structures concernées, principalement le ministère des Finances ou la caisse de sécurité sociale, considèrent que l’évasion fiscale ou le non-paiement des cotisations sociales et patronales comme étant une sorte d’illégalité. D’une manière générale, c’est la stigmatisation qui dérange le plus ces travailleurs. Ces idées reçues sont même entretenues et renforcées par des organisations de renommée. D’ailleurs, une organisation reconnue vient de publier une étude sur le secteur informel en Tunisie où des photos de camions transportant des marchandises de contrebande ont servi d’illustration à leurs rapports. Il n’est pas acceptable de mettre, dans le même panier, les berbechas qui vivotent grâce à la collecte des bouteilles en plastique ou les artisanes qui confectionnent des épices chez elles et les contrebandiers qui franchissent illégalement les frontières pour commercialiser des marchandises de contrebande.
Pourquoi l’emploi informel gagne du terrain en Tunisie ?
Des fois, la complexité administrative et certaines procédures et réglementations internes poussent les jeunes à rester dans l’informel. C’est l’exemple des concours nationaux. Tant qu’en Tunisie, les concours nationaux pour les diplômés de l’enseignement supérieur exigent entre autres critères la non-affiliation ancienne à la Cnss, les jeunes préféreront toujours rester dans l’informalité. Car c’est un moyen pour gagner de l’argent tout en préservant son éligibilité aux concours nationaux. Après tout, un jeune vingtenaire ne va pas rester indéfiniment à la charge de ses parents. Il va chercher à exercer une activité pour avoir de l’expérience et gagner de l’argent. Il accepte d’exercer un métier sans être assuré, ni avoir accès à la protection sociale, et ce, à ses risques et périls, dans l’objectif de garantir son éligibilité aux concours nationaux, ainsi qu’aux formations dispensées par le bureau national d’emploi. Tant que cette condition est maintenue, les jeunes préféreront toujours rester dans l’informel et renoncer même à faire carrière dans une entreprise dans l’espoir de décrocher un emploi dans la fonction publique qui est considéré toujours comme gage de stabilité. Il est vrai qu’avec cette démarche, le jeune se tire une balle dans le pied, mais c’est le contexte socioéconomique du pays qui fait que les jeunes cherchent plutôt la stabilité. L’emploi informel gagne aussi du terrain parce qu’il n’y a pas assez de postes d’emploi sur le marché. Les opportunités de travail sont limitées en Tunisie. Le secteur privé a été mis à mal par la crise Covid, et sa capacité à résorber le chômage est très réduite. Le secteur privé doit être productif. Ce n’est pas comme la fonction publique. Il ne peut pas tolérer un sureffectif et donc sa capacité de résorber le chômage est faible vu qu’il ne peut pas effectuer des recrutements en masse. De surcroît, il exige certaines compétences et cela nous renvoie à un autre sujet problématique; est-ce que l’enseignement supérieur forme réellement les étudiants aux compétences requises par les entreprises sur le marché de l’emploi? Il y a vraiment un écart entre les besoins du marché et les programmes enseignés. Après avoir épuisé tous les outils d’insertion professionnelle mis à sa disposition, tels que les contrats Sivp ou El Karama, le demandeur d’emploi va revenir à la case départ, c’est-à-dire au statut de chômeur. Et c’est à ce moment-là qu’il va s’orienter vers l’auto-entrepreneuriat, une sorte de dernier recours pour se sortir de son statut de chômeur. D’ailleurs, c’est pour cette raison, que l’entrepreneuriat ne fait pas mouche en Tunisie, bien que le succès des startuppeurs ou encore des jeunes, qui disposent d’une idée claire de leurs projets et qui choisissent de cumuler les expériences professionnelles avant de s’engager dans des projets, soit avéré. Aujourd’hui, il est difficile aux jeunes qui n’ont pas été initiés à l’entrepreneuriat au cours de leur parcours académique de lancer leurs propres projets. J’ai toujours émis des critiques par rapport à cette idée. L’entrepreneuriat qui est enseigné dans les facultés n’a rien à voir avec ce qui se passe sur le tas. L’entrepreneuriat n’est pas un examen qu’on passe et où on est appelé à restituer les définitions. Pour que les jeunes puissent apprendre les concepts liés à l’entrepreneuriat, il faut de la pratique. Ainsi, lors des cours, il est préférable d’inviter des représentants des administrations et des organismes avec qui le jeune aura affaire lors de la création d’une entreprise, tels que la Cnss, les banques, les bureaux des impôts, mais aussi des experts en entrepreneuriat pour leur expliquer les rouages de l’écosystème entrepreneurial.
Donc, vous considérez que la rhétorique selon laquelle l’entrepreneuriat constitue une solution au chômage est utopique ?
L’entrepreneuriat peut effectivement être une solution au chômage. Mais il faut avoir un certain profil. Il faut se focaliser sur les critères de réussite de l’entrepreneuriat, en l’occurrence la durabilité du projet.
La version publiée des textes d’application de la loi sur l’auto-entrepreneur a-t-elle dévié des objectifs initiaux du statut tel qu’il avait été imaginé initialement ?
Oui. Malheureusement, lorsque nous avons proposé la première version, on voulait que tous les secteurs soient couverts par ce statut. Le ministère des Finances a finalement décidé que les métiers non commerciaux, c’est-à-dire les (BNC) bénéfices non commerciaux, soient exclus de ce régime. La société civile, y compris notre institut, s’active actuellement pour faire une sorte de plaidoyer pour inclure différents métiers exercés en freelance dans le régime d’auto-entrepreneur. Le ministère des Finances nous a, récemment, demandé d’arrêter une liste, en ce sens. Le ministère de l’Emploi a, pour sa part, déclaré qu’il envisagerait d’élaborer un autre statut spécifique aux freelances. Aujourd’hui, beaucoup de métiers ont été exclus de ce statut. Ce qui va à l’encontre du travail initial réalisé par la société civile. Je rappelle que nous avons effectué une consultation auprès de 5.000 travailleurs informels dans les régions pour entendre leurs voix et comprendre leurs doléances. Et c’est en se basant sur les résultats de cette consultation qu’on a imaginé et conçu un régime capable de susciter l’adhésion des travailleurs informels. Mais plusieurs changements ont été effectués, notamment, au niveau des mesures relatives à la Cnss, au montant minimal du revenu imposable, mais aussi au niveau des métiers concernés par ce nouveau statut. Je veux rappeler que les résultats des dernières enquêtes sur l’emploi qui ont été réalisées par l’INS et le ministère de l’Emploi ont montré que 44% de la population active en Tunisie, soit 1, 592 million de personnes travaillent dans l’informel, dont 600.000 travaillent pour leur propre compte. Or, en Tunisie, les TPE et les travailleurs indépendants représentent 80% des petites entreprises. On peut estimer qu’environ 400.000 personnes peuvent bénéficier du statut d’auto-entrepreneur. Qu’il s’agisse d’un dernier recours, ou d’une simple phase de transition, ces travailleurs indépendants sont dans l’informel et n’ont pas accès à leurs droits socioéconomiques. Ils travaillent dans des conditions pénibles, n’ont pas accès au financement, et ils ont de plus en plus de difficultés à accéder même à la micro-finance qui exige aujourd’hui un garant, c’est-à-dire un membre de la famille qui soit salarié. Or, les ménages informels ne comptent généralement aucun salarié parmi leurs membres. Même la micro-finance, qui était une brèche pour les travailleurs dans l’informel, ne leur est plus accessible. C’est un peu dommage que la loi relative au régime d’auto-entrepreneur, élaborée en février 2018, ne sera réellement appliquée qu’en 2024.
Donc, ce régime ne va pas remplir les objectifs qui lui ont été attribués ?
Il est vrai que le champ d’application s’est restreint, mais je dirais plutôt que cette version est un début et que la société civile peut espérer l’améliorer. Nous ne sommes pas satisfaits parce qu’on n’a pas contribué aux modifications apportées. Mais je dirais que c’est un début. En France, ce statut fait l’objet de modifications tous les six mois. Pareil au Maroc, le régime a été amendé plusieurs fois. Ce n’est pas grave si on a démarré avec une première version qui n’a pas suscité l’adhésion des travailleurs, mais il faut comprendre les raisons de cette réticence pour les pallier et effectuer les amendements nécessaires afin de rendre ce statut plus attractif. Même si je pense que les freelancers sont plus susceptibles d’adhérer à ce régime qu’un collecteur de déchets plastiques, une artisane ou un cordonnier. Car il faut beaucoup plus de travail et d’effort pour convaincre cette catégorie de travailleurs, qui ont passé leurs vies à travailler dans l’informel, des bénéfices de ce nouveau régime, alors qu’il est beaucoup plus facile aux jeunes d’y adhérer parce que ce régime va leur permettre d’avoir un statut socio-professionnel reconnu, d’accéder au système bancaire, d’obtenir un visa et voyager. Aujourd’hui, si on exclut la catégorie la plus réceptive à ce concept, ce régime pourrait être voué à l’échec.
L’institut s’est actuellement penché sur un sujet émergent : l’économie des plateformes. Quelle définition donneriez- vous de ce concept et quelles sont les problématiques qui lui sont liées ?
L’ère post-Covid a été caractérisée par l’apparition de nouveaux métiers en Tunisie qui n’existaient pas auparavant et qui font tous partie de ce qu’on appelle en anglais la “gig economy”. Ce sont des travailleurs qui utilisent des plateformes mobiles, comme les livreurs, les chauffeurs de taxi pour fournir un service. Ils s’inscrivent sur des applications mobiles comme Glovo, Bolt… à travers lesquelles, ils accomplissent un service et sont payés en contrepartie. Ce nouveau mode de travail attire un grand nombre de jeunes hommes (rarement des femmes) pour assurer, soit un premier revenu ou un revenu complémentaire. Il y a également les “cloud works” qui sont des freelances exerçant dans plusieurs domaines, tels que la comptabilité, le design, l’essaimage des activités, archivage… et qui font leur travail à distance via une plateforme. Ils s’inscrivent sur cette plateforme en tant que prestataire de service ce qui leur permet de gagner en visibilité et d’avoir des clients en Tunisie ou ailleurs à l’étranger. Cette “platform economy” a fait son apparition avec la crise Covid qui a poussé vers la digitalisation du marché du travail. On se rappelle tous, qu’à cette époque, les administrations, mais aussi le secteur privé ont basculé vers le télétravail, sachant que, pour le secteur privé, le changement a été beaucoup plus facile. Plusieurs services ont été digitalisés et la livraison a fait boum… Cette économie de plateformes attire beaucoup de jeunes en Tunisie et dans le monde. Aujourd’hui, la digitalisation de l’économie est l’avenir du travail, bien entendu, cela est vrai pour des métiers particuliers. Evidemment, un auxiliaire de vie ou un infirmier ne peut pas offrir des services à distance, même si plusieurs applications d’assistance médicale ont fait leur apparition lors de la crise Covid. Nous sommes actuellement en train de mener une étude sur l’emploi informel dans l’économie des plateformes en Tunisie pour déceler les revendications des travailleurs informels dans ce domaine et cerner leurs doléances. Veulent-ils être régis par un statut spécifique pour pouvoir accéder à la protection sociale? Veulent-ils faire partie des organisations syndicales, ou des unions, telles que le Conseil africain des Unions des travailleurs informels qui a été récemment créé et que nous présidons actuellement? Quelles sont leurs revendications ? Quelles sont les compétences requises pour avoir ce type de travail ? Aujourd’hui, des chauffeurs de taxi, même les moins jeunes, en découvrant ces applications, estiment qu’elles constituent une alternative plus sécurisée. Notre travail consiste à comprendre l’informalité dans l’économie des plateformes qui est l’avenir du travail. L’enquête est menée dans le cadre d’un projet régional qui regroupe la Tunisie, le Maroc, l’Egypte, la Jordanie et le Liban, et vise à comprendre les enjeux de cette nouvelle économie.
Ces acteurs de l’économie des plateformes ne peuvent-ils pas être régis par le régime d’auto-entrepreneur ?
Oui. Ils peuvent être régis par le régime d’auto-entrepreneur. C’est ce que d’ailleurs nous voulons savoir. Mais cela pose toujours problème. Selon le ministère des Finances, les livreurs sont concernés par ce statut, alors que les activités qui font partie du cloud economy en sont excluses. En tout cas, en attendant que les autorités mettent à jour leurs listes d’activité et tiennent compte de ces nouveaux métiers, il faut vraiment instaurer un statut qui cadre avec ces nouvelles professions et il est temps de réglementer ces activités. C’est l’exemple très courant du commerce via les réseaux sociaux qu’on voit fleurir depuis un certain temps et qui n’est pas toujours réglementé. Je tiens à dire que les jeunes, qui travaillent en freelance dans le cadre de l’économie des plateformes, sont les plus réceptifs au nouveau statut d’auto-entrepreneur car ils ont des difficultés à monter leurs propres projets parce qu’il est très coûteux de créer une entreprise, les charges fiscales sont insoutenables. Je vous fais part du témoignage d’un jeune que je viens de rencontrer en marge du Tunisian Freelancer Day. Il m’a confié qu’il a des problèmes au niveau des paiements. Il estime que même si le travail en Tunisie est beaucoup plus rentable et même si le niveau de vie est beaucoup plus cher en France, il a décidé de s’installer à Paris, puisque c’est le seul moyen pour lui de garantir un minimum de revenus au moment où ils rencontrent des difficultés de paiement en devises. C’est pour dire qu’il y a beaucoup de problèmes qu’il faut résoudre. L’informel a diverses facettes en Tunisie, il fait l’objet de stigmatisation. De plus, l’Etat perd en informalité. Les travailleurs informels génèrent des revenus, mais n’effectuent pas des déclarations fiscales et ne contribuent pas à l’effort fiscal, alors qu’ils bénéficient de leurs droits à la santé, à l’éducation, etc. Il faut que l’Etat s’adapte au changement. Le taux de chômage des jeunes dépasse les 30%, et celui des diplômés de l’enseignement supérieur avoisine les 34%. L’Etat est aujourd’hui incapable de créer des emplois dans le secteur public, alors que le secteur privé claudique depuis la crise liée au Covid, qui s’est amplifiée avec l’inflation et la guerre russo-ukrainienne. Il ne faut pas oublier que chaque année, entre 100 et 150.000 primo-demandeurs d’emploi font leur entrée sur le marché du travail. Quelles sont alors les solutions? Si on va les orienter vers l’entrepreneuriat, il y a certaines conditions requises qu’il faut remplir et il faut que l’écosystème soit solide pour préparer le terrain à ces jeunes. Et puis, avec le retard accusé dans la digitalisation de l’administration, il est de plus en plus difficile aux jeunes de créer ou de lancer n’importe quel projet.
Le phénomène de l’emploi informel est-il devenu un véritable fléau ? Continuera-t-il de gagner encore du terrain?
A vrai dire, c’est un phénomène qui s’amplifie. Les entreprises sont en train de fermer chaque jour leurs portes. Avec le déclin du pouvoir d’achat, les coûts exorbitants liés à la création d’une entreprise formelle et les charges fiscales et patronales obligatoires, mais intenables, l’environnement entrepreneurial est défavorable en Tunisie. C’est ce qui explique, d’ailleurs, le phénomène de la migration et la fuite des cerveaux.
C’est, donc, l’Etat qui encourage l’informalité à travers la lourde fiscalité qu’il impose, la complexité administrative…
Le régime d’auto-entrepreneur a été conçu pour pallier toutes ces difficultés. Car son objectif était de réduire la complexité administrative, les coûts de formalisation (l’impôt à payer ne dépasse pas les 0,2% du chiffre d’affaires), etc. C’est le régime qui correspondait le plus aux attentes des jeunes travailleurs informels et qui va les aider à s’organiser de façon formelle, à assurer la pérennité de leurs activités et briser la stigmatisation dont ils souffrent. Il y a une grande différence entre la mention de la profession “travailleur journalier” avec tous les préjugés qui collent à ce statut et le statut d’auto-entrepreneur. C’est un premier pas et certainement d’autres pas vont suivre. Pour les freelancers, on peut réfléchir à un statut. Et puis, j’assimile toujours les freelancers aux entreprises de textile offshore qui ont choisi de s’installer en Tunisie pour la main-d’œuvre à bas prix qu’elle offre. Aujourd’hui, on a des compétences qu’on peut vendre, il suffit de leur offrir un cadre réglementaire qui leur permet d’éclore, de travailler, faire entrer des devises étrangères et faire évoluer leurs projets.