Afin de mener les négociations comme il se doit, on est donc tenu de garder à l’esprit que l’on a affaire à « des acteurs européens passés de prédateurs à proies », mais aussi et surtout que la Tunisie a des atouts majeurs. Parmi ces atouts, figure en premier son appartenance à un continent qui se veut l’avenir de l’économie mondiale, d’après les géostratèges les plus en vue.
Du côté de nos voisins occidentaux, les projecteurs ont été braqués sur la Tunisie, ces derniers temps. La présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni s’est rendue, dans un premier temps, à Tunis le 6 juin dernier, avant d’y revenir accompagnée de son homologue néerlandais, Mark Rutte et la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, dimanche dernier, un certain 11 juin.
Bien avant, Rome avait dépêché deux fois à Tunis son ministre de l’Intérieur, Matteo Piantedosi, en janvier et en mai.
Toutes ces visites avaient pour objectif de convaincre le Président Kaïs Saïed de faire des concessions sur les réformes conditionnant le déblocage des crédits et des aides, notamment l’allégement de la masse salariale de la fonction publique, la réforme des entreprises d’État, l’augmentation des transferts monétaires et l’élargissement de la portée des filets de protection sociale entre autres.
Toujours est-il que les vraies raisons de cet intérêt de plus en plus manifeste pour la Tunisie ne sont pas sans rappeler la recrudescence des départs de migrants depuis nos côtes. D’ailleurs, plus de 36 600 migrants sont arrivés en Italie depuis le début de l’année, soit quatre fois plus que le nombre de migrants recensés à la même période de l’année précédente, selon le ministère italien de l’Intérieur.
Il est donc clair comme l’eau de roche que Rome et Bruxelles n’étaient pas là pour nos beaux yeux, mais plutôt pour leur intérêt et ce n’est là qu’une règle des relations internationales. Mais en faisant face à ce qui est communément appelé « les différentes formes de prédation », notamment idéologique et politique, la Tunisie ne doit perdre de vue ni la nature du contexte international actuel ni les atouts qui lui sont propres.
Cela étant, nos négociateurs devraient réaliser que l’on a affaire à une Europe menacée par « le déclin économique et démographique sur toile de fond de crise politique et morale », de l’avis du grand géopoliticien François Heisbourg.
Bouleversements géopolitiques majeurs
Dans son livre récemment paru sous l’intitulé « Le temps des prédateurs »*, ce grand théoricien des relations internationales fait état d’une Europe fragilisée, qui peine à se défendre face à « ces nouveaux prédateurs que sont la Chine, désormais superpuissance consciente de son rang historique —, la Russie — insatisfaite de l’ordre postsoviétique sur le Vieux continent, et, les États-Unis », cette grande puissance soucieuse de préserver son hégémonie sur le monde.
Pour revenir au cas tunisien et afin de mener les négociations comme il se doit, on est donc tenu de garder à l’esprit que l’on a affaire à « des acteurs européens passés de prédateurs à proies », mais aussi et surtout que la Tunisie a des atouts majeurs.
Parmi ces atouts, figure en premier son appartenance à un continent qui se veut l’avenir de l’économie mondiale, d’après les géo-stratèges les plus en vue. Les pistes à explorer et les choix à privilégier pourraient être africains. Car l’Afrique, c’est bientôt une population de plus de 2 milliards d’hommes et une classe moyenne de plus de 300 millions de consommateurs, selon des statistiques officielles. Et si les grandes puissances continuent à se bousculer aux portes d’un continent qui ne cesse d’attiser les convoitises, c’est que son attrait est irrésistible.
La 8e Conférence internationale de Tokyo pour le développement en Afrique (Ticad 8), organisée par le Japon avec les Nations unies, la Banque mondiale et l’Union africaine, les 27 et 28 août, à Tunis, nous a été une grande opportunité à saisir pour ensuite définir une vraie politique africaine. Second pays du continent, après le Kenya en 2016, à accueillir la rencontre afro-japonaise, la Tunisie n’a pas capitalisé ce grand évènement pour mieux voyager en Afrique subsaharienne. Et pourtant, les Tunisiens détiennent un héritage exceptionnel, notamment celui des Carthaginois qui avaient le monopole du trafic de la Méditerranée occidentale, en Sardaigne, en Afrique et en Espagne dès le VIe siècle.
Il vaut mieux être un élément opérationnel que décoratif
Sur le terrain de jeu des relations internationales, il y a des éléments opérationnels et d’autres décoratifs. Si notre pays a longtemps relevé du deuxième rang, il a aujourd’hui l’occasion de changer de camp. Dans un contexte national faisant place à la souveraineté nationale et à la dignité des Tunisiens et dans un contexte international régi par des bouleversements majeurs, l’on serait en mesure d’explorer de nouveaux horizons.Mais négocier d’égal à égal avec les puissants du monde implique préparation et précaution. Car « en stratégie comme à la chasse, il vaut mieux ne pas courir plusieurs risques à la fois ».
Si les négociateurs tunisiens savent très bien qu’il y a d’autres pôles économiques florissants dans le monde, notamment le pôle des Brics (Brésil, Russie,Inde, Chine, Afrique du Sud), que le poids de ces pays dans le PIB mondial a atteint 25,5 % en 2018, qu’ils totalisent aujourd’hui un PIB de près de 20 000 milliards d’euros et qu’ils comptent près de 3,1 milliards d’habitants, soit 42,1 % de la population mondiale, selon le Fonds monétaire international, ils doivent également réaliser qu’il y a, à nos portes, des pays subsahariens où le taux de croissance est à deux chiffres. Sauf qu’il faut préparer le terrain comme il soit pour bien voyager.
Avoir les moyens de ses ambitions
Mieux voyager en Afrique implique une diplomatie économique active et des diplomates en mesure d’être une force de proposition, afin de mieux éclairer les décideurs sur les pistes à explorer et les chemins à emprunter. Il y a lieu aujourd’hui de penser à des liaisons maritimes rapides et efficaces, à la mise en place de structures de soutien financier aux investisseurs tunisiens, de cabinets d’études stratégiques spécialisés. Les diplomates et ambassadeurs tunisiens évoluant dans diverses régions du continent sont également appelés à mieux faire entendre la voix de leur pays pour promouvoir le produit et le savoir-faire tunisiens.
Alvéole civilisationnelle depuis des lustres, la Tunisie ne manque point d’atouts pour se faire une place de choix en Afrique, la francophone comme l’anglophone. L’expertise et le savoir-faire de bon nombre de ses valeureux enfants dans des secteurs, comme le tourisme médical, l’enseignement supérieur, l’ingénierie et le conseil, pourraient lui garantir une part non négligeable de marché.
L’Afrique francophone et l’anglophone aussi…
Une chose est sûre : le pays n’a jamais eu autant besoin d’une politique africaine. C’est aujourd’hui ou jamais. Sauver une économie à genoux et une nation déchue passe nécessairement par une politique qui favoriserait l’exportation de produits manufacturés et agricoles. Puis, une meilleure exportation de nos services (médecine, ingénierie, télécommunications, etc.) en Afrique anglophone nécessite une meilleure maîtrise de la langue de Shakespeare. D’où l’obligation d’accorder plus d’importance à cette langue vivante dès le jeune âge et lors du cursus universitaire. Autrement, on ne saurait s’étonner que le mythe du développement continue à inspirer de moins en moins confiance aux populations. Ou devenir grand ou continuer à mendier son argent de poche, hier touchant, aujourd’hui pathétique, il n’y a pas d’autre alternative dans un monde qui avance à la vitesse du son, et où les prédateurs s’adonnent chacun à sa propre réécriture de l’histoire.
*François Heisbourg est conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et a présidé l’International Institute for Strategic Studies de Londres et le Centre de politique de sécurité de Genève.