Accueil Magazine La Presse Fethi Bachtobji, ancien basketteur de l’ES Radès: «De luxueuses bagnoles pour intimider l’adversaire»

Fethi Bachtobji, ancien basketteur de l’ES Radès: «De luxueuses bagnoles pour intimider l’adversaire»

Dans les années 1960 et 1970, l’Etoile Sportive Radésienne régnait en maître absolu, écrasant le basket tunisien malgré la courageuse opposition proposée par le Stade Nabeulien, la Zitouna Sport ou le Club Sportif des Cheminots.

En plus des incontournables frères Senoussi, qui pouvaient à eux seuls composer un Cinq rentrant, l’inégalable Taoufik Bouhima ou le vieux renard Kais Mrad, Fethi Bachtobji ont pris une part prépondérante à ce cavalier seul , ou presque, remportant la bagatelle de douze titres de champion et huit coupes de Tunisie, excusez du peu ! Né le 2 juin 1941 à Radès, notre invité a signé en 1954 sa première licence pour le team Cadets de l’ESR. Son premier match seniors a été ESR-ASF en 1959. Après l’ESR, de 1959 à 1973, il s’engagea en 1974-1975 pour le CAGaz. De 1959  à 1970, Bachtobji avait renforcé l’équipe nationale. A son palmarès, 12 championnats de Tunisie, 8 Coupes de Tunisie, 2 coupes maghrébines, le titre de meilleur joueur en 1962, de meilleur pointeur en 1965, et la médaille de bronze aux Jeux universitaires arabes au Koweït. Il a entraîné les jeunes de l’ESR, et assista le sélectionneur national, Igor Tocigl, entre 1994 et 1996. Cet ancien ingénieur à la Sotumaco, parti en retraite anticipée en 1995, est marié et père de trois enfants.

Fethi Bachtobji, derrière chaque succès, il y a toujours un homme à l’influence et apport décisifs. Dans le cas de Radès, quel est ce bâtisseur-là ?

Feu Hedi Annabi, un sportif hors du commun. Il nous a transmis le virus du basket-ball. Nous partions souvent chercher chez lui des ballons pour nous entraîner tout seuls chaque fois que nous disposions du moindre temps libre. Je sortais du lycée à 18h00. Jusqu’à 19h00, avant l’entraînement de l’équipe, je passais une heure à tirer, et tirer. Cela devait faire un millier de shoots par semaine. Le lundi, on faisait un footing de Radès à La Goulette. Les joueurs d’aujourd’hui me paraissent incapables d’un tel volume de travail, et de consentir d’aussi grands sacrifices.

Est-ce là le seul changement que vous percevez par rapport à votre époque ?

Il y a aussi la condition physique et la précision du shoot. De notre temps, rater les deux lancers francs, c’était un petit affront. Les grands gabarits manquaient, mais la condition physique était formidable. La volonté aussi. Malgré un Salah Mejri qui est un peu un «goal en basket», la sélection a parfois baissé la garde. Une fois, le club américain de Boston était venu jouer à Tunis. Nous avons pratiqué le «triangle de rebond» qui a fait énormément douter nos grands adversaires. C’était d’ailleurs ma première sélection. 

Entraîneur en sélection, avez-vous touché de près ce «changement de mœurs» ?

Certainement. En 1994, j’ai fait l’adjoint du Yougoslave Igor Tocigl. Nous avons effectué notre stage en Allemagne pour préparer les championnats arabes d’Alexandrie, en Egypte. Quelle grosse déception: nous avons terminé à la sixième place ! Les joueurs avaient peur pour leurs jambes. L’équipe jouait sans âme, perdant contre les Emirats arabes unis. Pourtant, elle ne manquait pas de joueurs de qualité : Mounir Garali, Lamjed Njah, Trabelsi, Lotfi Gherib, Mounir Ben Messaoud… Seulement, le facteur qui fait la différence dans le sport, à savoir le courage et la volonté, était aux abonnés absents.

Revenons à Hedi Annabi. Le cas est plutôt original, s’agissant d’un autodidacte

Ce n’était pas l’académicien qui vous enseigne la balle au panier comme une science exacte. Il nous disait par exemple qu’il faut jouer sur le moral de l’adversaire. Pour l’intimider, lorsque nous évoluions au Palais de la Foire, nous prenions le train Radès-Tunis jusqu’à la Place Barcelone. Une fois à Tunis, direction le café de Paris, avenue Habib-Bourguiba. Juste devant ce café huppé, on louait des voitures luxueuses, trois qu’on prenait justement jusqu’au Palais de la Foire. En nous voyant débarquer dans d’aussi luxueuses bagnoles, nos adversaires prenaient déjà un sale coup au moral.

Physiquement, à quel genre d’échauffement vous soumettait Hedi Annadi ?

Un régime spartiate. Footing du Palais de la Foire, avenue Mohamed-V jusqu’à la fameuse horloge, à l’angle de l’Avenue Bourguiba. Puis retour dans l’autre sens. De telle sorte que nous parvenions à étouffer l’équipe adverse dès les cinq premières minutes. Nous descendions sur le parquet chauds bouillants, prêts à renverser des montagnes. Ainsi étions-nous habités par une formidable sensation de plénitude.

Comment a commencé la légende de l’ESR ?

A l’aube de l’Indépendance, les joueurs de la «Radésienne», constituée exclusivement de Français, ne voulaient pas des jeunes Tunisiens férus de basket. Quand ces derniers venaient au club assouvir leur passion, ces «colons» du sport leur lançaient au visage : «Allez chercher un stade pour vous!». Eh bien, les autochtones ont dû se rabattre sur un court de tennis qui n’avait rien du terrain de basket, sauf deux paniers que nous avons dû installer. Face à ces vicissitudes, la tentation était très forte de rejoindre l’équipe de football. Toutefois, Am Hedi Annabi a tenu bon pour fonder une équipe de basket-ball, composée cette fois d’enfants du pays. Nous avons commencé, dans un dénuement total, par créer une équipe cadets. 

Comment peut-on illustrer ce dénuement ?

Par exemple, lors de notre premier match contre Saint-Germain (Ezzahra actuellement), nous avions honte: aucun short ne ressemblait à un autre, nous portions des espadrilles sans chaussettes… Mais nous avions un cœur grand comme ça ! On s’était dit : «Cette saison, nous avons fait malgré tout triste figure, nous avons été souvent battus, mais on verra bien, la prochaine saison !».

Mais sans doute cela n’a pas traîné…

Oui, la saison suivante, 2e année cadets, nous avons été sacrés champions de Tunisie. Ecœurés, les joueurs de l’Association Sportive Française, tous des Français, cherchèrent à arrêter le chrono lors de notre rencontre. Il faut dire qu’ils furent de bout en bout menés au score. Mais notre président et entraîneur, Hedi Annabi, gardait à l’œil les officiels de table qui multiplièrent les abus. Un premier doublé cadets, donc, puis un second. Le cru promettait énormément. Et c’est tout à fait naturellement qu’une équipe seniors composée de Borhane Erraies, Mustapha Azzabi, Mohamed Senoussi et moi-même a été mise sur pied. Elle devait commencer à partir de la division 2. Mais cela ne posait aucun problème pour nous tellement nous nous sentions forts et solidaires.

La famille Senoussi composée de Mohamed dit Aref, Khaled, Baccar et Fethi était déjà à l’œuvre ?

Non, pas encore. Les Senoussi venaient de Menzel Bouzelfa, des gens fort bien éduqués et d’une totale correction. Mohamed Aref a été le chef de file. Il a directement rejoint l’équipe seniors sans passer par les jeunes catégories. Toute la famille allait s’inscrire avec l’équipe de football de Radès, mais Annabi les a habilement «débauchés» pour les pousser à rejoindre l’équipe de basket-ball. C’était un entraîneur à poigne qui faisait également le président, le trésorier…L’homme à tout faire, quoi. Aucun joueur n’osait fumer en sa présence. Notre première saison en seniors, en 1960-1961, s’était soldée par une coupe de Tunisie (contre l’ASF 59-52 en finale). La 2e, c’était déjà le doublé. Les titres allaient s’enchaîner à une cadence infernale.

Quel est le secret de ce cavalier seul ?

Nous étions une bande de frères animés par la passion du jeu. Cette équipe au talent immense a établi une hégémonie tellement écrasante que même nos remplaçants pouvaient légitimement espérer faire partie de l’équipe nationale. Quand les grands clubs français de l’époque, comme Villeurbanne, débarquaient en Tunisie, l’ESR leur servait de solide sparring-partner. Le niveau d’attractivité se révélait très fort. 

Quel est votre plus beau souvenir ?

En 1961, ma première finale de coupe de Tunisie contre l’ASF dans un Palais de la Foire pris d’assaut par des supporters français venus encourager notre adversaire. De notre côté, nous avions pour uniques supporters les parents des joueurs. Mais que de chemin parcouru depuis cette «première» ! Lors de notre dernière finale victorieuse remportée en 1971 (69-61) contre le Club Sportif des Cheminots, nous étions portés à bras le corps par près de six mille fans. La saison d’après, le Stade Nabeulien a brisé notre formidable série positive. En tout cas, notre mérite aura été de faire aimer le basket aux sportifs tunisiens. De rendre cette discipline très populaire. Dans une ville comme Nabeul, je ne vous décris pas le monde fou qui venait suivre le classico de l’époque: Stade Nabeulien-Radès Transport Club. Mais aussi bien à Radès qu’à Nabeul, on doit reconnaître que les temps ont changé…

Et le plus mauvais ?

Une fracture à la main contractée au stage de Bulgarie, et mal soignée. Cela m’a privé des Jeux méditerranéens de Tunis, en 1967. Une maladresse médicale qui m’a coûté très très cher !

Quel a été votre meilleur match ?

En 1962, contre la Libye au tournoi de la Foire de Tripoli. L’entraîneur de la sélection, Lamine Kallel, ne connaissait pas encore très bien ses joueurs. Nous étions opposés à une sélection de joueurs américains évoluant en Libye. Les Mohamed Aref Senoussi, Salem Rzig, Bob Saidane, Ben Youssef, Ksontini, Ben Sassi, Haddad, Sghaier, Azzabi, Barbirou et consorts étaient à la peine. Nous étions menés (21-6). Inconsciemment, je me suis retourné vers notre entraîneur pour lui demander de me faire rentrer en même temps que Gaâloul avec lequel nous nous entendions comme larrons en foire. Gaâloul a l’art de la passe.

Et puis, je me savais en super-forme. Autrement, je me serais tenu tranquille dans mon coin sur le banc des remplaçants. Vous savez, rarement le joueur est trompé par ses propres sensations. Il sait s’il est en forme ou pas. C’était ce qu’on appelle l’état de grâce: dès que je prenais la balle, je marquais de toutes les positions. Malheureusement, cela n’a pas suffi pour nous éviter la défaite. Lors de la cérémonie de remise des médailles, un joueur américain est venu à ma rencontre pour me mettre sa propre médaille autour du cou. Poignant ! Je n’en revenais pas.

Vous marquiez régulièrement beaucoup de points ?

Des fois, il m’arrivait de planter 30 à 35 points. Dans un match contre l’Aurora, le club de la colonie italienne, j’ai réussi 47 points.

Malheureusement, au début de l’Indépendance, la sélection nationale n’impressionnait pas beaucoup. Pourquoi?

La taille et l’ambition nous faisaient défaut. Pourtant, la qualité était là. En 1966, l’Américain Faherty a été recruté par Habib Bourguiba Junior, qui était ambassadeur aux Etats-Unis, afin de prendre en main la sélection nationale engagée dans la préparation des Jeux Med de 1967 à Tunis. Un rendez-vous particulier. Faherty a remarqué qu’il nous manquait un joueur de grande taille. Eh bien, il a convoqué le joueur du Club Sportif des Cheminots, Lamjed El Ouni, qui ne connaissait pas alors grand-chose au basket. Eh bien, en un petit mois, El Ouni a tout appris grâce à Faherty. Je suis certain que si le coach américain était resté plus longtemps avec nous, je n’aurais pas contracté cette fracture qui m’a privé des JM.

Faherty n’était pas resté pour les JM prévus du 8 au 17 septembre 1967 ?

Non. Lors du déclenchement de la guerre des Six-Jours qui a opposé les pays arabes à Israel, à partir du 5 juin 1967, les manifestants ont attaqué l’ambassade américaine à Tunis. Faherty habitait tout près de là. Des pierres furent lancées contre sa villa. Effrayé, son épouse insista afin qu’ils quittent notre pays dès le lendemain. Le gros travail qui était en train de se faire a été de la sorte brusquement interrompu. Chaque semaine, un club français, yougoslave… nous servait de sparring-partner.

Aux entraînements, il usait de bandes adhésives indiquant la zone où devaient se déplacer les joueurs de la sélection qui saisissaient mal son anglais tels que Barbirou et Karabi.

A votre avis, quel est le meilleur basketteur tunisien de tous les temps ?

Le Radésien Taoufik Bouhima, doté non pas d’une double, mais plutôt d’une triple détente. Phénoménal ! Dans un match disputé à Sousse, nous étions menés par l’ESS à quelques secondes de la fin. La défaite semblait inévitable. Il demanda alors à notre entraîneur Annabi d’ordonner aux joueurs de le servir systématiquement. «Je me charge du reste !», lui assura-t-il. Et nous voilà partis pour un show inoubliable. Bouhima poussa un Etoilé à la faute. Palabres et contestation interminables.

La partie a été arrêtée pour au moins cinq minutes. Après quoi, il dut tirer les deux lancers francs. Malgré une tempête qui s’était levée, il réussit ces lancers-là. Après Bouhima, je crois que Mounir Garali mérite de figurer au panthéon des basketteurs d’exception.

Qu’est-ce qui vous a empêché de faire une grande carrière d’entraîneur ?

Je suis d’un tempérament difficile, et je m’énerve facilement. Les clans et les basses manœuvres m’écœurent. Je me rappelle qu’en 1995, alors que je présidais avec Fethi Senoussi la section BB, l’ESR était coachée par Igor Tocigl. Des gens voulaient Mohamed Zaouali. Quel casino !

Parlez-nous de votre
famille…

En 1965, j’ai épousé Najet, ancienne basketteuse à l’ESR. Nous avons trois enfants: Ghaya, Prof de sport qui a joué à la Zitouna, Kais, agent bancaire, et Elyès, qui a entraîné au Qatar. La famille dont je descends est sportive. Ainsi, en plus de mon frère Mustapha, qui a joué dans la même équipe que moi, ma sœur Sarra a joué au basket. Son époux n’était autre que feu Taoufik Bouhima.

Enfin, que faites-vous de votre temps libre ?

Je voyage beaucoup. Avec Kais Mrad et d’autres copains, les «inoffensives» parties de rami et de belote sont de rigueur. A la télé, je m’intéresse au tennis, au basket et aux championnats européens de football. Mon club préféré est le Real. Par contre, mon épouse est supportrice du Barça.

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