En ces temps de sauvagerie extrême, bien des espèces se retrouvent en voie de disparition, du Tigre des neiges aux Palestiniens de Gaza. Mais il en est une qui ne retient nulle attention et ne suscite aucune compassion : celle des bouquinistes de Tunisie. Ils sont en train de s’éteindre à tour de rôle dans une indifférence pour ainsi généralisée. De tout temps, les étals des bouquinistes ont fait partie du paysage urbain. Cela s’explique par leur rôle de courroie de transmission de la culture aux couches les plus pauvres de la population. Disons que c’est là leur fonction la plus élémentaire. C’est la raison pour laquelle on les retrouve généralement dans les quartiers populaires, petites échoppes incrustées entre deux commerces, parfois même dans des vestibules, comme dans la rue d’Angleterre, à Tunis, ou des étalages à même les trottoirs comme dans la rue des Tanneurs. Dans les cités les plus opulentes, leurs kiosques participant de la beauté de la ville, occupant des emplacements stratégiques et se parant de devantures fort attractives qui interpellent le chaland de loin avec leurs reproductions d’œuvres graphiques. L’exemple le plus célèbre est probablement celui des bouquinistes des quais de la Seine, à Paris, qui drainent des foules d’esprits éclairés… et de touristes.
L’éclosion d’une bouquinerie réjouit comme l’arrivée d’un nouveau-né
En Tunisie, cette activité ne semble plus pouvoir nourrir son homme. C’est pourquoi le nombre s’est rétréci comme peau de chagrin, laissant la place à la friperie ou à la frivole pacotille chinoise. Aussi, lorsqu’on apprend qu’un nouveau kiosque a éclos quelque part, on se réjouit comme de l’arrivée d’un nouveau-né. On en compte quelques-uns, comme en banlieue nord de la capitale.
Qu’est-ce qui peut bien motiver une telle entreprise ? Avant tout, une véritable passion pour la lecture. Tel bouquiniste nous apprend qu’il est issu d’une famille qui ne peut se passer de lecture. Les bouquins y circulent de main en main, les préférences de chacun contribuant à la richesse de ce fonds familial. Lui-même a une nette préférence pour les polars, dont il a accumulé un nombre impressionnant de volumes, notamment ceux de la très fameuse «Série noire» qui ont constitué le noyau initial de son commerce. Celui-ci a tout de suite suscité une sympathie agissante sous forme de dons d’ouvrages de toutes sortes.
Au bout d’une dizaine d’années, les rayonnages de son minuscule kiosque alignent aujourd’hui quelques milliers d’ouvrages, évidemment pas tous fruits de dons mais enrichis d’acquisitions au gré des circonstances. Le plus inattendu des «fournisseurs» est peut-être…la rue ! Notre interlocuteur nous apprend qu’à intervalles réguliers, il fait le tour de certains quartiers de la «Banlieue», notamment du côté de La Marsa et de Sidi Bousaïd, pour récupérer des livres déposés à même le sol ou dans des sacs en plastique au seuil de certaines demeures ou… à proximité des poubelles !
Ventes et achats constituent l’essentiel des transactions de ce commerce mais il en est une autre à laquelle il se livre à moindre échelle : l’échange ou les prêts. Au cours de notre entretien, une dame est venue remettre un sac rempli de volumes : des ouvrages qu’elle avait «loués» et dont elle a fini la lecture. «Je repasserai», dit-elle en partant. Une fois par an, notre homme, qui tient à l’anonymat, constitue un stock de manuels scolaires que la mairie vient récupérer pour les redistribuer par la suite aux écoliers nécessiteux.