Titulaire d’un doctorat d’Etat en poétique sur La syntaxe de Saint-John Perse, professeur des universités de compétence polyvalente, mais surtout remarquable spécialiste de poésie française et de sciences du langage, maîtrisant comme rarement un autre à la fois la langue arabe et la langue française, Nebil Radhouane était l’un de nos meilleurs universitaires tunisiens en langue et littérature françaises qui a marqué par ses enseignements de stylistique, de rhétorique, de grammaire, de traduction et de poésie plusieurs générations d’étudiants et de jeunes chercheurs, tant en Tunisie qu’en Arabie saoudite. Il était aussi l’un de nos meilleurs traducteurs.
Nebil Radhouane s’est éteint, lundi 19 novembre 2018, après un combat très courageux contre la maladie. La déchirante nouvelle de sa disparition ne m’a pas beaucoup surpris, puisque, depuis l’été 2016, après la foudroyante rechute qu’il venait de faire, il m’avait confié qu’il se savait déjà «sur le chemin dont nul n’est revenu» ! (Lionel Ray).
Mais, comme à l’extinction d’autres amis que je portais dans mon cœur, tels des frères intérieurs, arrimés à l’essence-même de mon être le plus profond et le plus vrai, cette triste nouvelle que je supporte aujourd’hui avec une curieuse résignation et une sérénité étrange, celles-là mêmes que j’ai éprouvées à la mort de mes parents, cesse de m’étourdir et fait jaillir en moi-même un interminable défilé de réminiscences et de souvenirs souvent tendres, amalgamés à l’image lumineuse et rayonnante de ce vieil ami avec qui j’ai surtout beaucoup ri, ri aux éclats, ri comme les enfants insoucieux. Car Nebil Radhouane dont les profondeurs semblaient plutôt graves, mélancoliques, voire quelque peu hypocondriaques et qui quelquefois pouvait paraître très sérieux et grave, était, paradoxalement, porté à chérir la joie de vivre, la bonne humeur et le rire. Plein d’humour, il avait toujours le mot pour rire et, en philosophe, il riait de tout. Même quand il était bien conscient que sa cruelle maladie pesait encore sur sa vie, comme l’épée de Damoclès, il continuait à plaisanter à tout propos et à rire et se rire des faux jetons, des obséquieux, des fayots, des flagorneurs, des opportunistes et des matamores. De la «médiocrité crasse», de la bêtise et de la fatuité des uns ou des autres, il se riait en préférant l’ombre digne aux lumières fallacieuses et aux honneurs éphémères.
Quand je le rencontrais, à Kairouan comme à El Menzah, à Salammbô, à Sousse, à Hammam-Sousse ou encore à Tunis où, avant les adieux, nous marchions, dimanche après-midi, dans des rues presque dépeuplées, où tout était fermé et qui nous plaisaient étrangement, nous parlions rarement de stylistique, de syntaxe ou de poésie, domaines où Nebil Radhouane, passait incontestablement pour un maître, mais nous nous racontions de petites histoires et des plaisanteries juste pour rire, rire en permanence et en
narguant je ne savais quel malheur ou quelle tristesse viscérale, comme si le rire était pour lui, autant que pour moi-même, une espèce de cuirasse contre la mort.
Des «Mélanges» ont été offerts à la mémoire de Nebil Radhouane par plus de 60 universitaires de différents pays et publiés à Paris, en janvier 2020, sous notre direction. Ils s’intitulent «Image, Rythme, Traduction» et sont ouverts par ces paroles d’une chanson de Jean Ferrat :
«Tu aurais pu vivre encore un peu/Pour notre bonheur pour notre lumière/
Avec ton sourire avec tes yeux clairs/Ton esprit ouvert ton air généreux/(…)/
On aurait pu rire encore un peu/Et dans la beauté des choses éphémères/
Caresser nos femmes et lever nos verres/ Sans s’apercevoir qu’on était heureux. (Jean Ferrat)
Et voici, pour saluer la mémoire de Nebil Radhouane, l’entretien qu’il nous a accordé après la publication en 2013 de sa traduction en français du Saint Coran et qui nous éclaire sur les raison de cette traduction bien méritoire et les difficultés qu’il a dû surmonter pour aboutir à un si beau texte, sans doute «infiniment en deçà de la parole divine» comme il nous le dit, mais limpide et gardant une grande part de la poéticité profonde, essentielle, originelle, du Coran; un texte où Nebil Radhouane a dû mettre à contribution tant sa compétence de traducteur que sa compétence de stylisticien et de technicien du langage. C’est, à notre humble avis, un texte qui n’aurait rien à envier aux traductions déjà connues et consacrées de Masson, Berque, Kasimirski, Mazigh et d’autres.
Nebil Radhouane, on vous a connu traducteur de textes littéraires (surtout poétiques). Comment vous est venue l’idée de traduire le Saint Coran alors que rien ne semblait vous prédestiner à une entreprise qui réclame une formation d’exégète plutôt que de poéticien ?
Oui, c’est la question toute légitime à laquelle on cherche toujours réponse. En vérité, rien comme vous dites ne prévoyait cette traduction, sauf que pour avoir séjourné à Riyad dans le cadre de la coopération technique, j’ai dû critiquer la traduction française encore adoptée par le Complexe du Roi Fahd à Médine. C’est la traduction que l’on trouve encore dans la Mosquée du Prophète (que Dieu lui accorde la paix et la bénédiction). Il s’agit d’une traduction s’appuyant sur la version de Hamidullah mais altérée par une quantité énorme de fautes de français. Mes réflexes de grammairien et mes «déformations» de professeur puriste m’ont donc conduit à dénoncer ces fautes inadmissibles, d’abord oralement, puis en commettant un opuscule où j’ai dû recenser les erreurs suivant les rubriques linguistiques dont elles relevaient: orthographe, conjugaison, expression, grammaire, syntaxe, style, ponctuation, etc. C’était inévitable, puisque la lecture d’une version aussi fautive ne pouvait me laisser indifférent. Des fautes, rien que des fautes, à chaque sourate, voire à chaque verset. En effet, à force de constater ces entorses dont le lecteur ordinaire ne semblait pas percevoir la gravité (croyant que la traduction du sens était indépendante de la transposition de la forme) on finit par réagir, et un moment vient où il faut faire quelque chose. Ce livret, qui n’a pas eu beaucoup de faveur auprès des responsables de l’impression du «Mushaf» à Médine (sauf que les éditions ultérieures ont été corrigées discrètement en tenant compte de mes remarques), a fini tout de même par attirer l’attention d’une association de bienfaisance qui avait déjà publié une bonne traduction anglaise du Noble Coran et souhaitait la faire suivre de traductions française, espagnole et autres. Cette Association s’appelle «Al-Muntada Al-Islâmi» dont le siège se trouve en Grande-Bretagne sous le numéro de série 293355 et dont le représentant exclusif est «Dar Qira’ât» pour l’Edition et la Diffusion en Arabie Saoudite. Après maints pourparlers, cette association m’a proposé de former une équipe afin de retraduire le Noble Coran dans un français correct et lisible pour le Français natif et le musulman francophone. J’ai alors répondu que ce serait tomber dans le même travers où étaient tombés les responsables de la traduction de Médine : il ne fallait pas traduire à plusieurs. Le principal défaut de la traduction de Médine était que les trente sections du Noble Coran y étaient traduites de manières inégales, les compétences des traducteurs qui s’étaient partagé le travail n’étant pas les mêmes. Là, le niveau est soutenu, là moyen, là médiocre, là inadmissible… Bref, on avait affaire à un véritable patchwork. Et ce n’était pas du tout le modèle de traduction que l’on pouvait souhaiter mettre à la disposition du lecteur francophone !
Vous avez donc conseillé la traduction d’une seule personne afin qu’il n’y ait pas de compétences inégales et différents styles de traduction ?
Oui, je conseillais donc vivement la traduction d’une seule personne. Et j’étais à mille lieues de penser que cela pouvait être moi. Mais les responsables de l’association pensaient déjà à moi comme premier candidat à cet immense ouvrage. Non sans quelques lenteurs et après m’avoir fait subir des tests assez durs, comme de traduire des versets choisis parmi les plus hermétiques et un passage pénible de «Al-Aqida at-admouriyyah» d’Ibn Taymiyyah. Au vu des résultats, décision fut prise de me confier cette retraduction. C’est donc principalement pour mes compétences linguistiques que je fus choisi pour cette traduction, mais dans l’oubli des exigences du «tafsîr» et indépendamment de la jurisprudence où j’étais notoirement incompétent. L’accord était donc conclu à condition que la traduction soit surveillée par deux réviseurs: un spécialiste de la glose et de l’exégèse et un locuteur natif de la langue française.
Où votre traduction a-t-elle été publiée ? Est-elle arrivée en Tunisie ?
Cette traduction est sortie à Riyad, imprimée à Beyrouth. Elle est déjà distribuée dans certains pays musulmans et francophones. Chez nous, on n’a vu que des photos de la couverture et quelques pages de la belle version bilingue. Pourquoi n’est-elle pas encore distribuée en Tunisie ? La traduction est sortie il y a six mois. Elle a commencé à être distribuée dans plusieurs pays musulmans et africains et Al-Muntadâ prévoit la distribution de 50.000 exemplaires pour un début. En effet, l’association s’attend à des chiffres très importants, puisque la traduction anglaise a été tirée jusque-là à plus d’un million et demi d’exemplaires! La traduction française est tirée en plusieurs versions unilingues et bilingues (avec le texte arabe en regard). Elle a reçu 10 ISBN pour dix versions différentes. Les responsables saoudiens ont eu l’amabilité de m’envoyer, à titre gracieux, 500 exemplaires pour que je puisse en offrir aux amis et aux personnalités culturelles du pays. Ce sont des exemplaires interdits de vente. Ils ont été bloqués il y a deux mois à la douane tunisienne qui m’a demandé une autorisation du ministère des Affaires religieuses, lequel ministère a transféré ma demande au Conseil islamique qui, à son tour, a jugé nécessaire de confier des échantillons de ladite traduction à une commission pour consultation. J’attends leur réponse.
Cette traduction, que vous avez intitulée «Le Noble Coran» (alors que nous avons l’habitude de dire : le Saint Coran), est loin d’être la première du genre. Il s’agit en vérité d’une retraduction, après les traductions déjà connues et consacrées de Masson, Berque, Kasimirski, Mazigh et d’autres encore. A quoi sert de retraduire le Coran pour la énième fois?
Oui, mon choix est fait : le «Noble» a été moins utilisé que le «Saint». C’est donc déjà plus original, toujours près du sens de «karîm» et, surtout, évite les reproches des rigoristes qui verraient des connotations christianisantes dans le mot «Saint». Quant à votre question sur l’utilité d’une énième retraduction, il est déjà établi comme principe théorique que les traductions des œuvres majeures sont exposées fatalement aux marques du temps : elles sont condamnées à vieillir et doivent, pour ainsi dire, être revues à la lumière de l’actualité. Que dire alors du Noble Coran? C’est, me semble-t-il, d’autant plus urgent que l’islam authentique se voit aujourd’hui menacé par toutes les dérives que l’on sait, dues surtout à une actualité altérée, déformée et désinformée. C’est une actualité manifestement peu favorable à l’islam authentique. La meilleure réponse à ces événements qui desservent notre religion pour servir des causes ou extrémistes ou islamophobes, est de donner une transposition réactualisée, consciente des interprétations tendancieuses et des enjeux idéologiques de la glose.
Oui, mais quel mérite aurait cette traduction, quel apport assurerait-elle comparée à celles des prédécesseurs ?
Je la comparerais d’abord avec la traduction de Médine en soutenant au moins que la mienne est linguistiquement plus correcte tout en étant aussi littérale et aussi fidèle.
Et par rapport aux autres traductions, comment la trouvez-vous ?
Par rapport aux autres traductions, je la vois plus abondante en notes infrapaginales, où le lecteur lambda, comme le lecteur initié, trouvent plusieurs remarques, pas uniquement d’exégèse, mais des explications simples du lexique et des tournures. J’ai dû aussi, pour éviter les imitations et les plagiats, forger de nouveaux vocables pour rendre certains concepts coraniques, comme «Al-Muchrikûn» que j’ai évité de traduire par «polythéistes» ou par «idolâtres» (chacun ne couvrant qu’une partie de la notion) auxquels j’ai préféré «associâtres». J’ai forgé un croisement latin pour rendre «assamad» (Primultime), j’ai traduit «ahl al-maymana, ahl al mach’amah» par «les gens de la dextre et les gens de la senestre» (plutôt que par «les gens de la droite et les gens de la gauche»). Ce ne sont là que des échantillons mais les exemples sont beaucoup plus nombreux. L’autre nouveauté de cette traduction est que toutes les autres ne se soucient guère des versets «invariants», c’est-à-dire qui sont repris tels quels à distance. C’est, en effet, l’un des signes du «I’Jâz» (aspect inimitable et «intraductible» qui nous met au défi) du Coran. Il y a un nombre incalculable de versets coraniques qui sont repris dans les mêmes termes mais en divers endroits éloignés dans le texte coranique. Les autres traducteurs ne se sont pas fait faute de traduire le même sens mais pas dans les mêmes mots, parce que d’une sourate à l’autre, ils oublient comment ils avaient traduit. Dans ma traduction, j’ai tenu à ce que tous ces versets soient traduits dans les mêmes termes comme dans l’original. Je pense que j’y suis arrivé, mais aidé en cela par l’excellent travail de mémorisation du Cheikh Al-Mukhtar, le réviseur exégétique et l’apport considérable de mon ami Mustapha Bouchareb, écrivain et poète qui a révisé le grain final de cette traduction.
Pareille entreprise nécessite des connaissances en jurisprudence et en exégèse et pas uniquement des compétences linguistiques et rhétoriques. D’aucuns seraient tentés de vous poser cette question, et les rigoristes iraient peut-être même jusqu’à vous demander des comptes ?
Oui, mais comme je disais, je n’avais pas traduit en solitaire. J’ai été en permanence surveillé par le Cheikh Al-Mukhtar et Mustapha Bouchareb qui devaient se reporter constamment à Ibn Kathîr, At-tabarî, Assaâdî et Al-Baghaouî, et conformément à la lecture de Hafç. Je dois vous dire que ces longues séances de révision m’ont beaucoup apporté et m’ont beaucoup profité à moi aussi qui étais ignorant en exégèse. Aujourd’hui, après avoir côtoyé d’aussi grands connaisseurs, je peux dire que j’en sais un bout.
Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées lors de ce long et pénible travail de transposition?
La plus grande difficulté pour moi n’a pas été que la qualité non pareille de la langue coranique mais ce que j’appellerais justement le paradoxe de la «énième retraduction». Les gens vont croire que plus il y a eu de traductions précédentes et plus la tâche du retraducteur est facile. Or c’est tout à fait le contraire qui est vrai. La parole de Dieu étant une et unanime, ses possibilités de traductions sont assez réduites. Mais alors quand vous avez derrière vous une centaine de traductions du même texte divin, la marge des choix qui restent pour traduire une structure ou une expression coraniques est désormais extrêmement mince. C’est donc à chaque fois un tour de force et une véritable prouesse linguistique pour ne pas calquer les prédécesseurs et pour trouver une structure nouvelle.
Pour finir, si vous aviez à juger par vous-même votre propre traduction, qu’en diriez-vous ?
Franchement, je ne saurais vous dire la fierté que je ressens d’avoir réalisé cette œuvre, que je considère comme l’œuvre de ma vie. Maintenant que j’ai eu tous les grades et tous les diplômes, je considère que la traduction du Noble Coran est le plus beau couronnement de ma carrière. Mais je dois dire que je demeure moins fier du résultat que de l’ouvrage lui-même. Pour deux raisons: la première est évidente, puisque tous les traducteurs du Coran vous diront qu’en lisant leurs transpositions ils se voient condamnés à mesurer combien leur parole, fût-elle parée de la plus belle rhétorique, demeure infiniment en deçà de la parole divine. On se sent vraiment ridicule en lisant sa propre prose destinée en principe à rendre le sens des versets coraniques. Quelles que soient les compétences du traducteur, il se sent toujours impuissant. La seconde raison est que, respectant à la lettre les clauses de mon contrat, j’ai dû ne jamais franchir certaines lignes rouges que l’Association Al-Muntadâ m’avait indiquées. J’aurais souhaité, non pas vraiment traduire en solitaire (ce qui eût été périlleux pour moi), mais poétiser et styliser plus librement, comme l’avait fait le grand Sadok Mazigh, encore que lui aussi, à force de poétiser, en soit arrivé à… sauter des versets. Dans l’ensemble, je reste satisfait, conscient toutefois que toute traduction coranique est susceptible d’être critiquée et, par conséquent, améliorée et remaniée à la lumière des remarques et des critiques. J’ose espérer que la mienne trouvera quelque faveur auprès des lecteurs musulmans et francophones, par la grâce de Dieu, Seigneur de l’Univers.
«Le Noble Coran», sens traduits et annotés par le professeur Nebil Radhouane, Riadh, «Dar Quiraat d’édition et de distribution, 2013, ISBN 9780-9575620-0-4.
«Image, Rythme, Traduction. Mélanges offerts à la mémoire de Nebil Radhouane, Paris, L’Harmattan, 543 pages. ISBN : 9 782343 193502.