«Je suis revenu de la mort pour vivre et chanter/ Je suis le délégué d’une blessure qui ne transige point/ Les coups du tortionnaire m’ont appris/ A marcher sur ma blessure/ Et marcher/ Et encore marcher/ Et résister».
Samedi 9 août 2008, à la tombée de la nuit, le cœur du poète palestinien Mahmoud Darwich, fatigué par la maladie et les rêves endoloris d’une patrie libre, a cessé de battre comme cessent de battre tous les jours tant d’autres cœurs d’hommes et de femmes. Mais dans l’éclatante lumière des vers inépuisables qu’il nous a laissés, gravés dans notre mémoire comme dans la pierre, et qui se comptent aujourd’hui par milliers, sa voix belle et forte, remarquable entre toutes, qui célèbre l’amour et redonne des ailes aux blanches colombes meurtries, continue à respirer, à narguer la mort et insuffle un supplément de vie à ce poète hors pair et hors norme dont la fabuleuse poésie incisive, pétrie de sel et de feu, a conquis tous les esprits dans le monde arabe et fut traduite en de nombreuses langues. On n’oubliera pas de sitôt ses récitals poétiques qui, à Tunis, au Caire, à Beyrouth, à Ramallah ou encore à Paris et Genève, drainaient les grandes foules ravies, emportées, transportées jusqu’à la transe, sous l’empire d’un délicieux « lyrisme » militant qui raconte, en le rythmant, le temps fracturé, suspendu entre l’exil et la patrie rêvée, sans cesse perdue et retrouvée ; un « lyrisme » particulier, à la fraîcheur savoureuse, destiné à faire pousser l’herbe et les fleurs sur la terre, après les raids des avions assassins et le passage des blindés et des bottes ; un « lyrisme épique », tel d’aucuns l’ont quelquefois qualifié, et où les vers sont forgés comme les saisissantes incantations des sorciers qui exorcisent du fond des corps traqués, martyrisés, placés sous haute surveillance, assignés à résidence, repoussés ou interdits de séjour, exilés, la tristesse ordinaire et la désespérance :
« Je vais chanter pour la joie/ Derrière les paupières des yeux apeurés/ Depuis que dans mon pays se lève la tempête/ Me promettant vin et arcs-en-ciel » ; « Je suis revenu de la mort pour vivre et chanter/ Je suis le délégué d’une blessure qui ne transige point/ Les coups du tortionnaire m’ont appris/ A marcher sur ma blessure/ Et marcher/ Et encore marcher/ Et résister ».
Résister au colonialisme barbare, au génocide programmé, à la supercherie historique, à nulle autre semblable, et à la mort, mais aussi à la haine et à l’intolérance. Résister pour Darwich, c’est rien de mieux que d’écrire sur la vie, sur l’amour, sur la noce des papillons avec les fleurs, sur l’odeur du café et le parfum du jasmin, sur le chant du vent dans la prairie interdite et qu’on ouvrira, sur les matins heureux qu’on voudrait toujours revivre, sur les amandiers qui ne se meurent pas de leurs blessures et qui tiennent à vivre et fleurir, sur les fenêtres percées dans les murs de granit et qui donnent sur un champ de roses !
Figure emblématique de la noble cause palestinienne et héraut, malgré lui, d’un peuple colonisé, spolié, exclu de sa propre terre, sa poésie construite essentiellement autour de la constante métaphore filée de « la femme-patrie », est solidement plantée dans le sol palestinien et se confond admirablement avec l’histoire des siens, leur combat pour la liberté et la dignité, leur épopée qu’il traduit et porte à sa plus haute et plus belle expression. Loin ou proche, partout où il se trouvait, il était en Palestine et celle-ci était en lui. Dans son cœur, elle est un tatouage indélébile et une blessure collective, toujours ouverte, toujours la même : « Quelle que soit ton entrée dans la poésie de Darwich et partout où te conduise la lecture de ses poèmes — écrit en arabe feu Tawfik Baccar — tu vas de la Palestine à la Palestine et rien d’autre que la Palestine. Elle n’est pas un « thème », quoique brûlant, qu’il traite, ni une « cause », quoique sacrée, qu’il glorifie. Elle est plus grande que cela, plus noble et plus chère ; le sens des sens et le nom générique de tous les noms. Elle est tout, toute la poésie et tout le poète, son commencement et sa fin et son horizon, sa chaîne et sa liberté, sa tragédie et son épopée. Bref ; sa mort et sa vie ; en elle, il se fait tuer chaque jour et d’elle il renaît… » (Préface de « Anthologie de Mahmoud Darwich », Dar el Janoub, 1985)
Poète vrai et grand, de la même trempe sûrement que Néruda, Lorca, Machado, Aragon, Hikmet ou Eluard, Mahmoud Darwich a fait de sa poésie un hymne permanent pour l’amour et la liberté. En proie à toutes les souffrances humaines, sous-tendue par une insurmontable nostalgie pour la terre volée, sa poésie se laisse habiter par des proches perdus, des absents et des visages brûlés qui y vont et viennent telles des ombres fantomales obsédantes. Darwich y passe régulièrement, presque simultanément, de l’intime au collectif, du relatif à l’absolu, de la Palestine à l’universel. Et le tout se télescope merveilleusement dans une langue limpide, à la fécondité novatrice, qui coule sans heurt, harmonieusement fluide, sensuelle par moments et qui se goûte vivement. On y reconnaît une vaste culture qui permet à ce poète d’écrire en puisant dans le Coran, la Bible, la poésie arabe classique, les fables et les mythes. Les événements politiques qu’il suit attentivement l’inspirent, mais n’emprisonnent point ses vers dans des slogans et des phrases toutes faites. Les images ruissellent dans cette poésie à régime métaphorique optimal, sans emphase, ni lourdeur, et s’y enchevêtrent constituant une forte architecture allégorique et imageante qui n’est pas sans attester la force verbale, imaginative, créative, de Darwich, sa grande expérience avec les formes de la langue et son patient labeur pour parvenir à cette grâce insigne des mots. Non, ce n’est pas du tout un poète de la facilité, et la lisibilité artistique à laquelle il parvient et qui lui permet d’éviter l’hermétisme stérile et repoussant d’autres poètes arabes et de communiquer avec ses lecteurs est sans doute le fruit d’un incessant travail sur une syntaxe arabe dont il connaît bien tous les arcanes et qu’il décomplexifie et dynamise au moyen de procédés récurrents de va-et-vient, de répétitions et de variation ; au moyen aussi des injonctions, des exclamations, des questions oratoires, des dialogues et autres modes et formules à grande puissance. Ecoutons ce tonitruant et beau « Abiroun fi kalâm aber » (Des passants à travers des mots qui passent ) qu’il asséna, aux occupants sionistes de la Terre de Palestine, comme une claque au visage :
«Ô vous qui passez à travers des mots qui passent / Prenez vos noms et partez/ Retirez votre pendule de notre temps et partez/ Et volez ce que vous voulez du bleu de la mer et du sable de la mémoire/ Et prenez ce que vous voulez de photos pour que vous sachiez/ Que vous ne saurez jamais/ Comment une pierre de notre terre construit la voûte céleste
Ô vous qui passez à travers les mots qui passent/ De vous la glaive et de nous notre sang/ De vous le fer et le feu et de nous notre chair/ De vous un autre char encore et de nous une pierre/ De vous la bombe à gaz et de nous la pluie/Et au-dessus de nous le ciel et l’air que vous avez au-dessus de vous/ Alors prenez votre temps de notre sang et partez/ Et prenez part à un dîner dansant et partez/ Et nous devons, nous, garder les fleurs des martyrs/ Et nous devons, nous, vivre comme nous voulons ! (…)
Ô vous qui passez à travers des mots qui passent/ Mettez vos illusions dans une fosse abandonnée et partez/ Nous avons ce qui ne vous plaît pas ici, alors partez/Et nous avons ce que vous n’avez pas en vous, une patrie en hémorragie, un peuple en hémorragie
Ô vous qui passez à travers des mots qui passent/ Il est temps pour vous de partir/ Et de vous installer où vous voulez, mais/ Ne vous installez pas parmi nous/ Il est temps pour vous de partir/ Et mourez où vous voulez, mais/ Ne mourez pas parmi nous/ Nous avons que faire dans notre terre/ Et nous avons le passé ici/ Et nous avons la voix première de la vie/ Et nous avons le présent et le présent et le présent et l’avenir/ Et nous avons la vie et la mort/ Alors sortez de notre terre, de notre monde…/ De notre mer/ De notre blé…de notre sel…de notre blessure/ De Tout. Et sortez/ Des souvenirs de la mémoire/ Ô vous qui passez à travers des mots qui passent ! » (extraits, Journal « El Mayedin » Egypte, 28 mars 2000, traduit de l’arabe par nos soins).
Mahmoud Darwich est mort, mais la glorieuse et belle Palestine est toujours vivante, vaillante, debout, résistante, combattante et impérissable, en dépit de leur sioniste projet génocidaire !
De Mahmoud Darwich, lire entre autres : « Rien qu’une autre année. Anthologie poétique 1966-1982 », traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi, Paris, De Minuit, 1983 et « La Terre nous est étroite et autres poèmes», traduit de l’arabe par Elias Sambar, Paris, Gallimard, Nrf collection « Poésie », 2000.