Depuis la révolution, les élites politiques ont cherché principalement à mieux se positionner sur la scène politique afin de pouvoir monopoliser l’exercice du pouvoir, sans plus.
Treize ans après, l’euphorie révolutionnaire du 14 janvier 2011 n’est plus qu’un lointain amer souvenir pour la majorité des Tunisiens qui ont cru en des lendemains meilleurs et qui ont dû désenchanter au fil des ans. L’obsolescence des partis politiques n’est plus, aujourd’hui, à mettre en doute. De la dictature, on est passé à une partitocratie conduite depuis 2011 par des partis coupés du vécu des jeunes et de leurs aspirations. Mais en dépit du constat de leur échec, des scandales et de la défiance à leur égard, certains partis continuent à pédaler dans la semoule, refusant de voir la réalité en face, arguant du fait que la démocratie directe ou celle du peuple n’est qu’une illusion.
Deux forces sociales antagonistes post-révolution
Le président du département des sciences humaines et sociales à l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Beit Al-Hikma), le professeur Abdelhamid Henia livre au journal La Presse sa lecture historique à propos de cette révolution, mais aussi de «la désillusion des multitudes populaires». Selon lui, c’était une révolution populaire faite sans les élites politiques, et menacée dès le départ par ces mêmes élites. Les multitudes populaires tunisiennes avaient inventé une nouvelle manière d’agir sur le plan politique. L’originalité de leur action réside dans le fait qu’elle est spontanée, non programmée, et, paradoxalement, pacifique. Leur mouvement du 14 janvier 2011 (tout comme plus tard dans le mouvement du 25 juillet 2021) est le produit d’un processus involontaire mais largement conscient, conduit dans le désordre des affrontements et des compromis par une masse des anonymes ne se réclamant d’aucun leadership.
Réalisée en avançant au jour le jour, cette révolution était marquée, selon lui, par un pragmatisme hautement créateur et par un accord mobilisateur autour d’objectifs communs sans aucune préparation préalable. Nous assistions là à une leçon magistrale et originale dans la manière de construire l’accord au sein d’une société en mouvement. Toujours est-il que, dès le lendemain de la révolution, s’affichent sur la scène politique deux forces sociales antagonistes avec des orientations résolument différentes : les multitudes populaires, d’une part, et les élites des partis politiques, d’autre part.
Les multitudes populaires ont mené une révolution à caractère social contre principalement la dégradation de la vie des citoyens, contre le chômage et pour la dignité, etc. Ces multitudes sont essentiellement des jeunes diplômés en chômage, des étudiants, des enseignants, toutes catégories confondues, des employés des services publics, des syndicalistes, et tant d’autres, activement ou passivement engagés dans le mouvement de contestation. Ces acteurs de la Révolution ont tous posé des problèmes tout à fait fondamentaux exprimés dans le slogan : «Travail, liberté et dignité». Remarquons comment ces multitudes ne réclament pas la «démocratie» dans leur slogan. Ce mot semble, en effet, être honni pour eux, justement parce qu’il est sans cesse réclamé par les partis politiques depuis des décennies. Pour eux, les trois mots de leur slogan (Travail, Liberté et Dignité) traduisent la vraie «démocratie», une démocratie qui ne dit pas son nom.
Les élites politiques et l’exercice du pouvoir
Quant aux élites des partis politiques, elles rejoignent le mouvement une fois le régime de Ben Ali est tombé, le 14 janvier 2011. Elles considèrent que la révolution, ainsi menée jusque-là, est une «révolution démocratique». Elles l’adoptent et la réclament comme telle. En tout cas, c’est une façon propre aux élites politiques de récupérer le mouvement en leur faveur. Elles le présentent comme étant la première «révolution démocratique» dans le monde arabe. Sa résonnance à l’étranger est largement exploitée par ces élites pour instaurer leur projet politique centré sur le mot magique «démocratie». Elles croient qu’avec cette démocratie, tous les problèmes sociaux soulevés par les couches populaires seront résolus. D’où tout l’intérêt porté par ces élites pour les réformes politiques cherchant à mettre en place et consolider la «démocratie» tant attendue dans le pays. Or il s’avère qu’avec de telles réformes, ces élites ont cherché principalement à mieux se positionner sur la scène politique afin de pouvoir monopoliser l’exercice du pouvoir, sans plus.
Le professeur Abdelhamid Henia explique qu’au cours de la période de «transition démocratique», ces élites ont instauré une démocratie des accords élitaires pour des pratiques politiques consociatives, au lieu d’une démocratie des alternatives compétitives. Un tel choix assure aux partis politiques associés une maîtrise de l’exercice du pouvoir sans problèmes majeurs, et surtout pour faire front commun à toute contestation populaire. Evidemment, les élites politiques invoquent, pour justifier un tel modèle de gouvernement consociatif, la raison d’Etat. Ainsi, nous sommes en présence d’une élite politique jouissant, certes, d’une certaine légitimité des urnes, mais sans mission autre que celle de la réalisation de ses intérêts propres, avec un bilan économique et social particulièrement lourd.
D’un autre côté, la jeunesse (celle titulaire de diplômes supérieurs) est vouée, en revanche, à l’abandon et à l’inactivité. Les masses populaires sont en situation de détresse. Elles ont honni les élites des partis politiques et toutes les expressions de la «démocratie» telle qu’elle est pratiquée jusque-là.
Les multitudes populaires n’ont pas baissé les bras
D’après lui, les élections de 2019 ont exprimé l’état de colère qui grondait contre les partis politiques, et l’appel à de nouveaux acteurs anti-systémiques pour qu’ils prennent en charge les catégories laissées pour compte. L’appel à de nouveaux acteurs politiques semble se concrétiser dans l’élection de Kaïs Saïed à la présidence de la République. Ce dernier ne symbolise-t-il pas le prototype de la nouvelle version des élites politiques en Tunisie, élites non autodésignées et surtout soutenues par les multitudes populaires ?
«Le coup de théâtre de Kaïs Saïed du 25 juillet 2021 arrête le processus politique fondé jusque-là plus sur une démocratie consociative que compétitive. Avec son action Kaïs Saïed a dressé contre lui presque toutes les élites politiques. Cependant, il bénéficie, dès le départ, d’un large soutien des multitudes populaires».
Des revendications sociales toujours en suspens
Mais, pour certains observateurs, la situation générale dans le pays va de mal en pis. Le président du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes) est de cet avis. Dans sa déclaration à notre journal, il met en avant la mauvaise gestion qui a marqué la période de l’après-révolution et notamment la non-révision du système économique. Tout le monde croyait que les questions socioéconomiques allaient occuper une place prépondérante dans la mise en place d’un nouveau système de gouvernance susceptible de mettre fin à l’injustice sociale, d’autant que les contestations enregistrées à travers tout le pays et qui ont précipité la chute du régime de Ben Ali étaient d’ordre socioéconomique.
Malheureusement, on a fait face à des gouvernements incompétents qui se sont succédé depuis la révolution et qui plus est ont snobé les revendications sociales qui ont été derrière l’avènement du 14 janvier 2011. Cela a provoqué l’explosion de l’émigration clandestine, la cherté de la vie, la détérioration du pouvoir d’achat, l’accroissement des taux de chômage et de pauvreté. En bref, on s’est retrouvé dans une situation diamétralement opposée à ce que l’on attendait, souligne la même source.
On vit aujourd’hui dans une situation catastrophique sur tous les plans, ce qui a par ailleurs contribué à la «disparition» de la classe moyenne qui avait un poids considérable tout au long de l’histoire du pays. Aujourd’hui, cette classe s’est appauvrie encore plus, que dire alors des gens qui vivent dans la précarité et des demandeurs d’emploi, se demande notre interlocuteur, tout en pointant à la fin l’amplification du phénomène du décrochage scolaire dans le pays et les situations difficiles dans divers secteurs, dont ceux du transport, de l’enseignement et de la santé.