Producteur de renom avant d’être scénariste et réalisateur, le cinéaste saoudien Salah Fouzan tente de répondre, au fil de son expérience cinématographique, à deux questions majeures : comment vivre sa vie ? Et comment ressaisir ou reconquérir cette part de réalisme garante de la pertinence de nos perceptions ? Autour de ces deux interrogations, s’articule le réalisme cinématographique de ce grand féru du 7e Art. Un professionnel qui tâche à ce que ses œuvres soient empreintes de cet esprit, ce style, ces effets et ce système d’écriture qui garantissent que l’expérience vécue par le spectateur, pendant la projection d’un film, ne soit pas étrangère à son expérience de la vie. De son parcours atypique, notamment ses voyages incessants entre Riyadh, Beyrouth, Le Caire, Bruxelles et Hollywood, de son cinéma, de ses relations avec les grands noms du cinéma arabe, parle Fouzan. Dans ce jeu de questions-réponses, le temps d’une rencontre avec La Presse, il avoue qu’il a bien vécu.
Le cinéaste Salah Fouzan est en Tunisie, alors qu’en Arabie saoudite, le 7e Art semble vivre de beaux jours. Dans quel cadre peut-on inscrire cette visite ?
D’abord, sachez que ce n’est point ma première visite en Tunisie, ce pays que j’aime tant et où j’ai de grands amis, à commencer par les principaux acteurs de l’industrie cinématographique tunisienne. D’ailleurs, ma vision du cinéma je la dois en partie à mon expérience de ce beau pays où le cinéma est loin d’être purement commercial. Sinon, ma visite s’inscrit dans un cadre professionnel.
Quels sont vos projets actuels?
Globalement, j’ai quatre scénarios prêts, dont celui de «Snin Errahma» (Les années clémentes), un long-métrage, dont la réalisation s’est, à maintes reprises, heurtée à des difficultés d’ordre financier, en raison de son coût très élevé qui dépassait largement la moyenne de 8 à 10 millions de riyals (près de 3 millions de dollars) généralement octroyés pour la réalisation d’un film. J’ai également un autre projet qui vient d’avoir l’accord de la Commission du film pour un financement de l’ordre de 60%. Il s’agit du long-métrage «Rotrot», ce mot du dialecte saoudien signifie bourbier.
Pour le reste, j’ai entamé deux projets, le premier est une adaptation de la nouvelle «Corps déshydratés» de l’auteur saoudien Abdallah Teazzi. L’œuvre relate l’histoire d’une fille de 13 ans qui perd sa mère avant d’épouser consécutivement trois vieillards âgés de plus de 80 ans. L’on assiste dans cette œuvre cinématographique à une relation très ambiguë entre une fille qui ignore tout du monde charnel et un homme âgé dont la vie sexuelle a déjà atteint son terme. Sinon, je tiens à préciser que l’œuvre mise sur un mélange de lieux saints et du corps féminin qui se substitue aux héros virils.
De la sorte, vous semblez éloigner le coup et rapprocher l’écho, n’est-ce pas là la fonction pastorale de l’art ?
Je dirais plutôt que tel que je l’entends, filmer c’est établir une relation entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. L’espace saisi par la caméra se dérobe en se condensant dans les corps qui l’incarnent. D’ailleurs, si le cinéma nous retient et nous excite, c’est bien qu’il nous pousse à douter de ce que nous voyons, qu’il affecte nos évidences sensibles et nos certitudes idéologiques.
Filmé, le visible se double de tous les doutes de l’invisible. C’est précisément cette part obscure du réel transposé et filmé jusque dans ses apparences les plus lumineuses qui me retiennent, ce qu’elle a d’insaisissable, de fuyant, d’opaque. Dans les mouvements de la caméra, il faudrait, de surcroît, trouver la coïncidence de la plénitude intellectuelle et d’une extase. Et qui dit extase dans un contexte filmique dit pousser le spectateur à sa propre transformation critique, faire miroiter l’invisible comme la surface du visible, à travers l’histoire de cette fille et ses trois époux et la société mecquoise de jadis.
D’autres projets dans le contexte de cette fougue culturelle saoudienne ?
Il y a une autre nouvelle qui a retenu mon attention, celle de l’écrivain Salah Zahrani «le voleur évadé». Je compte m’y mettre, du fait de l’intérêt grandissant des jeunes portés à ces films d’action. D’ailleurs, dernièrement j’ai vu un film saoudien du genre qui n’était en réalité qu’une mauvaise copie d’un film de gangs américain. Or, nous avons, en tant que société saoudienne, nos propres parias et déclassés sociaux, nos travers qui méritent d’être filmés.
A l’échelle arabe, quel est le cinéma qui vous fait le plus réfléchir, s’il y en a bien évidemment ?
Sans vous jeter des fleurs, je dirais le cinéma tunisien. D’ailleurs, je lui dois beaucoup. J’ai beaucoup travaillé en Egypte produisant plus de 200 films généralement commerciaux, ici, je n’ai point l’intention de sous-estimer l’industrie cinématographique égyptienne puis, j’ai traité avec la majorité des stars égyptiennes. Après des années d’expérience, je peux me permettre de dire que, contrairement aux pays nord-africains, notamment la Tunisie où le producteur est un intellectuel et un artiste qui peut procurer de l’argent, dans les pays d’Orient, le producteur est souvent parachuté dans un domaine qui lui est intellectuellement étrange, se contentant du rôle d’un simple bailleur. Pour revenir en Egypte, au Caire même si j’ai travaillé avec de grands noms comme Atef Salem, Hessine Kamel, Ali Abdelkhalek, Mohamed Abdelaziz, un producteur n’avait aucunement la possibilité d’émettre un avis sur le travail du point de vue artistique et esthétique. Le seul qui faisait l’exception était le grand Tawfiq Salah avec qui je pouvais échanger et exprimer ma propre lecture en tant que producteur.
Les mots qui définissent votre vision du cinéma, en tant que Saoudien ?
Tel que je l’entends, filmer, c’est établir une relation entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Je suis l’un des précurseurs du cinéma saoudien et j’aimerais filmer le processus de transformation et la métamorphose de la société saoudienne. Les jeunes cinématographes saoudiens devraient aujourd’hui comprendre que les archives de l’œil et de la mémoire sont toujours à venir, à construire, en chantier. Assumer le passé, c’est aussi construire l’avenir. Ces jeunes ne devraient pas perdre de vue que c’est précisément cette part obscure du réel transposé et filmé jusque dans ses apparences les plus lumineuses qui retient le spectateur, ce qu’elle a d’insaisissable, de fuyant, d’opaque. Il convient ainsi de dire qu’il y a tout un travail de miroir à accomplir.
Comment passer de l’individu à la masse, comment passer de la collectivité au sujet et vice versa ? Ce sont ces deux mouvements vers l’unique, vers le multiple qui se croisent et se décroisent, dans une oscillation sans fin.
Certains critiques parlent d’une crise de scénarios et d’écriture dans le monde arabe, qu’en pensez-vous ?
C’est vrai qu’il y a une crise d’écriture, mais on ne peut pas tout imputer aux écrivains ou encore au scénariste. Car ces artistes vivent dans le même monde que nous et se trouvent tout comme leurs semblables impactés par le contexte politique, social et économique qui prévaut.
A plus grande échelle, le cinéma iranien semble émerger du lot ces dernières années, pourquoi selon vous ?
Simplicité et profondeur sont les mots qui définissent le mieux le cinéma iranien. L’individu dans sa splendeur et sa misère devient, via l’érotisation croissante, la grande affaire du spectacle. Avec les réalisateurs iraniens, l’opération cinématographique réveille, mobilise et rend plus intenses le regard et l’écoute en jeu dans le monde. Simulacre et réalité, passé et présent échangent leurs marques dans un miroitement incernable. Leur grand point fort étant cette relation voluptueuse entre film et photographie où le spectre s’attache à l’image et l’image au spectral.
Finement spectacularisés et ciné-héroisés, les personnages sont d’autant plus priés de croire en leur qualité singulière imaginairement entretenue sous la caméra. C’est un cinéma qui cherche toujours à déstabiliser la façon dont on voit les choses.
À cela il faut ajouter qu’il y a aussi l’expérience immédiate de chaque image, de chaque transition entre deux images, de chaque rencontre entre film et photo. L’expérience filmo-photographique chez les réalisateurs iraniens cherche à interroger et questionner tout à la fois la mémoire d’un échange ou d’un rapport entre et au travers des corps, l’épreuve du lieu, enfin la plasticité féconde de l’image et l’économie du désir.