Accueil A la une «Les Poésies» de Georges Shehadé : «Une poésie qui se lit moins qu’elle se respire» !

«Les Poésies» de Georges Shehadé : «Une poésie qui se lit moins qu’elle se respire» !

 

Voici donc une poésie de grande valeur, faite pour émouvoir, mais sans beaucoup de pathos, qui ne se lit pas vraiment, ne se déclame pas vraiment, mais se respire comme l’air de la mer et le parfum des prairies.

Dans cette enfilade de six petits recueils du poète libanais francophone Georges Schehadé (1905-1989) réunis dans ce volume et placés sous le titre « Les Poésies» que l’éditeur français «Gallimard» a publiées et republiées différentes fois (1952, 1969, 1985, 2001, etc) dans sa très convoitée collection «Poésie», l’émotion est souvent subtile. C’est «une poussière d’or», pour emprunter la métaphore de Roland Barthes décrivant la connotation. Elle s’apparente à un bruissement, à un murmure, à un frémissement, bref ; à une respiration qui filtre des interstices des mots et des vers et qui, partout, révèle la constante présence du «Je» lyrique dans les poèmes. Diffuse, comme une émission aérienne, elle circule dans les mots et transparaît au travers des images, de la charpente des phrases et de l’architecture rythmique et sonore. C’est une sève secrète et savoureuse que le lecteur avisé décèle dans les coins et recoins de cette vibrante écriture schehadienne toujours à l’écoute des pulsations du cœur.

Pour exprimer cette émotion et pour la faire jaillir chez le lecteur, Georges Shehadé s’outille de certains éléments langagiers unanimement admis comme les moyens apparents ou les voyants lumineux de l’émotion, parce qu’ils la rendent plus «matérielle», plus observable ou visible.

D’une forte fréquence, apparaissant dans environ un poème sur quatre, l’interjection dans «Les Poésies» constitue l’un de ces outils. Elle correspond à un cri ou un appel qui montent du plus profond du «Je» ému dont elle manifeste, sans qu’elle ne soit suivie nécessairement de l’habituel point d’exclamation, ni toujours liée à une phrase exclamative, l’affectivité dirigée vers la totale intensité.

Afin de montrer le rapport patent de cet outil expressif qu’est l’interjection, à l’émotion, Roman Jakobson, en circonscrivant les différentes fonctions linguistiques naissant des six facteurs de la communication, écrit dans «Essais de linguistique générale» que «la couche émotive, dans la langue, est présentée par les interjections» et que «la fonction émotive, patente dans les interjections, colore à quelque degré tous nos propos, aux niveaux phonique, grammatical et lexical». Il ajoute, pour indiquer la part informative de l’interjection ou, si l’on veut, son caractère «auto-réflexif», c’est-à-dire son aptitude à informer sur son propre énonciateur, que «si on analyse le langage du point de vue de l’information qu’il véhicule, on n’a pas le droit de restreindre la notion d’information à l’aspect cognitif du langage. Un sujet utilisant les éléments expressifs pour indiquer l’ironie ou le courroux, transmet visiblement une information» Une information qui porte précisément sur le «Je» énonciateur de l’interjection, sur son affectivité apparente, portée à son comble et qui vient se loger dans ces formes figées et invariables qui sont par exemple «Ah», «Oh», «Ô», etc.

Pourvue donc d’une forte mobilité et d’une remarquable présence visuelle et expressive, l’interjection dont Georges Schehadé fait un large usage, se manifeste dans «Les Poésies» sous les trois formes citées ci-dessus. Voilà à titre d’exemple des vers où l’interjection «Ah», concrète marque de l’émotion du «Je» lyrique, exprime tour à tour ou simultanément l’admiration, la douleur ou la surprise du sujet de l’émotion qui est aussi l’objet-même de l’énoncé affectif :

«Ah dans les églises vous revoir [bien-aimée]/ La poitrine rouge comme une pierre/ Ah réveillez-moi en appelant les servantes/ Du nom de nos mère/ Comme les épines sont les pleurs de la rose dans le matin/ Et le lys le souvenir des rois/ Ah tant de mélancolie sur les choses» (p. 127). Interjectif, mais aussi vocatif, le «Ô» qui exprime un vif sentiment d’amour, de colère, de tristesse ou de désespoir et qui, dans beaucoup de poèmes, sans cesser vraiment d’être une interjection, devient le signe de l’appellatif (le vocatif), est dans tous les cas, continûment, porteur de l’émotion du «Je» lyrique.

Marque forte de l’affectivité, le «Ô» fait souvent irruption en tête des vers où cette distinction positionnelle (cette mise en avant) le dote d’un effet émotif à grande puissance. Lisons ces vers où cette marque «interjecto-vocative» tire sa force de sa forme synthétique et brève, mais aussi de la pertinence de sa disposition spatiale. Force qui est une expression plus intense et patente de l’émotion du « Je» lyrique shehadien :

«La nuit a mêlé nos âges/ Ô mélodie de la pierre des îles/ Et je sens monter en moi un grand chagrin/ Comme le sel de la mer// Ô bien-aimée pleine de pleurs/ Les nuits et les jours perdent leurs ambres par milliers/ Le Temps est innocent des choses// Ô colombe/ Ô saison les puits n’ont pas encore déserté notre grâce/ Ce soir nous avançons dans vos feuilles qui passent/ Près d’une cascade de triste folie» (p. 79).

Toutefois plusieurs vers et poèmes mettent en œuvre en effet une parole exclamative discrète qui n’écarte pas seulement l’interjection, mais même le signe de ponctuation (le point d’exclamation) qui en indique normalement, typographiquement, la modalité et note l’intonation expressive. Georges Schehadé qui efface à dessein de ses «Poésies» presque toutes les marques pausales, semble laisser au lecteur avisé et sensible le soin de découvrir, grâce au sens, au rythme, à l’intonation, l’élan exclamatif de la subjective parole du «Je».

«Mon merveilleux amour comme la pierre insensée/ Cette pâleur que vous jugez légère(…)/ Et vous étiez cette femme et vos yeux mouillaient/ D’aurore la plaine dont j’étais la lune»(…)// Amour/ Figure de songe sur le pavé/ Étoile qui brille et qui blesse/ Petite chose comme la fleur de Dieu» (p. 104). Dans «Les Poésies», la répétition, «la plus puissante de toutes les figures»(Molinié) constitue un autre outil verbal de prédilection que le poète manie continûment afin d’exprimer, de libérer et de communiquer l’émotion qui le porte, l’emporte avec les mots du songe, le transporte à cette lumière supérieure à laquelle il tend comme la nuit au lever du jour. Fonctionnant conjointement avec l’interjection et la modalité exclamative, elle transcrit dans les poèmes «le ressassement de l’ego» (Stolz), aide à traduire la force d’un sentiment, l’insistante sensation d’une douleur, la brûlure d’un amour ou d’un souvenir. Georges Schehadé, à l’instar de beaucoup de poètes de la modernité (Saint-John Perse, Paul Eluard, Jacques Prévert, etc.) en fait un fréquent usage et la met au service d’un « Je» ému et pathétique manifestement animé du désir d’agir sur son énonciataire. Définie par Nicolas Ruwet comme «la propriété fondamentale du langage musical et du langage poétique» (1995), la répétition ici n’est pas celle des sonorités (rimes, assonances et allitérations), des mètres ou des rythmes, mais plutôt celle des mots. Il s’agit précisément de ce phénomène de la récurrence lexicale qui procède, lui aussi, d’une syntaxe musicale et correspond à un facteur essentiel de poétisation :

Tu aimes t’abandonner au bruit des villes endormies/ Tu aimes t’exposer au miracle de l’air» (p.27)// Une nuit de belles larmes comme des troupes/ Une nuit de poésie»(p. 30)// Je rêve à ce pays où l’angoisse/ Est un peu d’air/ Où les sommeils tombent dans le puits/ Je rêve et je suis ici» (p. 57)// Quand tu portais tablier d’écolier/ quand tu dormais chaque nuit sur ton enfance (p. 67).

Le «Je» lyrique qui s’exprime dans «Les Poésies», qui y rêve et «se mélange à l’air» (Shehadé), qui triomphe dans des vers aisés, d’essence presque aérienne «qui, a-t-on remarqué quelque part, se lisent moins qu’ils se respirent», s’émancipe souvent des signes de ponctuation comme le songe poétique s’affranchit des repères de la réalité pour s’épanouir et perdurer. En effet, dans ces poèmes, la ponctuation, normalement indispensable, est raréfiée à l’extrême. Exceptés quelques signes bien rares qui apparaissent sporadiquement dans très peu de pages, les marques pausales qui correspondent pourtant, selon le mot de F. Gregh, à «la respiration de la phrase» (Grevisse), sont souvent volontairement écartées si bien que le lecteur a parfois quelques difficultés à trouver la vraie limite syntaxique ou la modalité réelle de ces unités segmentaires qui se suivent dans une chute verticale sur le blanc des pages, telle l’implacable rivière en crue qui charrie tout sur son passage, les balises et les repères. Cette «déponctuation» ou cette suppression quasi totale de la ponctuation est d’autant plus étonnante que l’un des signes pausaux, précisément le point d’exclamation (ici complètement absent), est normalement nécessaire pour aider à rendre plus «visible», plus «concrète», l’émotion qui fonde la poétique organisation scripturale de Georges Schehadé.

De toute évidence, il y a là quelque chose qui mérite de retenir l’attention et qui serait paradoxalement en étroite relation avec l’expression de cette émotion qui nous concerne : par ses phrases quelquefois interrompues ou inachevées, par ses images souvent insolites et par l’illisibilité qui marque le sens de certains ou de beaucoup de ses poèmes, Georges Schehadé semble procéder à un véritable brouillage des pistes pour, peut-être, désorienter son lecteur et le maintenir dans une espèce d’atmosphère de clair-obscur appropriée au mystère, ou pour l’orienter davantage vers sa forme verbale. Cela serait vrai ! Peut-être, et l’effacement des signes de ponctuation relèverait alors de cette même volonté de rendre opaques ou mystérieux les poèmes et d’attirer le récepteur vers ce qui est plus essentiel et qui est, en l’occurrence, la beauté esthétique, la grâce insigne des mots mis en rythme.

Georges Schehadé, «Les Poésies», Paris, Gallimard, Nrf, collection «Poésie», 2001, 167 pages. ISBN 2-07-042062-0.

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