Accueil A la une Feuilletons tunisiens du Ramadan 2024 : Beaucoup d’ambitions et peu de moyens

Feuilletons tunisiens du Ramadan 2024 : Beaucoup d’ambitions et peu de moyens

 

Trois chaînes de télévision ont gratifié leurs téléspectateurs de nouvelles productions dramatiques diffusées après la rupture du jeûne. Outre les courtes séries, trois feuilletons : «Bab El Rizk» de Heyfel Ben Youssef sur la Wataniya 1, «Fallujah 2» de Saoussen Jemni sur «El Hiwar Ettounsi» et «Ragouj» de Abdelhamid Bouchnak sur Nessma El Jadida ont été programmés à la même plage horaire, ce qui contraint les spectateurs à choisir de regarder un feuilleton au détriment d’un autre.

Il faut souligner tout d’abord que ce genre de production nécessite un gros budget et du temps de préparation pour mener à bien le projet. Or, ces feuilletons sont réalisés dans la précipitation avec des budgets réduits et sont obligés de recourir au placement de produits commerciaux, ce qui affecte leur contenu. Les épisodes sont tournés au fur et à mesure de la diffusion des précédents, ce qui est complètement inconcevable. D’où des lacunes et des aberrations principalement au niveau de la narration.

Commençons par les génériques qui donnent le ton sur ce qui suivra. Le générique de «Bab Rizk» est assez classique et ne sort pas de l’ordinaire avec cependant des plans représentant les principaux protagonistes non sans quelques effets et une musique et chanson interprétée par le groupe Erkez Hip-Hop signée Riadh Barka. Le générique de «Falloujah 2» est le même que celui de la saison précédente. Signée par Mehdi Mouelhi, la chanson «Khalini» est interprétée par Kaso et Rana Zarrouk. Il représente les acteurs sous forme d’animation en stop motion inspirée sans conteste d’autres génériques de séries occidentales. De même «Ragouj» réalisé par Zoubeir Jelassi avec de la pâte à modeler évoquant l’espace et les personnages du feuilleton. La musique est de Hamza Bouchnak. Une manière originale et subtile pour donner envie aux spectateurs de suivre ces deux fictions.

Les thèmes abordés dans ces feuilletons sont le pouvoir, l’argent, l’amour, trois composantes classiques et universelles. Pour les conquérir, les protagonistes, du moins certains d’entre eux, se servent de leur capacité de nuisance sur autrui, à savoir la corruption, la manipulation, l’avidité, la vengeance et la bassesse.

C’est dans des espaces ouverts isolés comme la campagne, loin des brouhahas des villes que «Bab Rizk» et «Ragouj» ont placé leurs décors. Pour sa part, une partie des événements de «Falloujah 2» a été transférée dans une zone rurale. Difficile de trancher sur ces choix. Sont-ils d’ordre esthétique, thématique ou financier ou bien les trois à la fois ?

Bab Rizk, un manque d’assurance

«Bab Rizk», réalisé par Heifel Ben Youssef d’après le scénario de Mohamed Ali Dammak, aborde plusieurs thématiques à la fois, l’exploitation des ouvrières agricoles, la contrebande, les relations parentales et conjugales avec deux histoires principales et différents axes. L’un, le Haj est un vieux grabataire malade, propriétaire d’un dépôt, et l’autre, Chérif revient au pays après 23 ans passés aux Etats-Unis pour enterrer son père et prendre en charge la ferme dont il a hérité. De là démarre l’intrigue avec des événements qui s’enchaînent avec l’arrivée de Chérif et ses airs de cow-boy qui va bouleverser les habitudes des villageois.

N’étant pas impliqué dans l’écriture du scénario, le réalisateur, dont c’est le premier feuilleton télévisé, propose une vision linéaire sans réels rebondissements. Les fins d’épisodes manquent de rigueur et d’inspiration et ne tiennent pas en haleine le spectateur. Parmi les lacunes, le choix du casting peu crédible : Sadok Halwes est trop âgé pour être le fils de Kamel Touati et surtout la direction d’acteurs qui n’est pas maîtrisée. Les acteurs semblent livrés à leur rôle chacun selon son expérience antérieure. Certains costumes ne sont pas adaptés. Fallait-il habiller Chérif en cow-boy pour indiquer qu’il vivait en Amérique. Les personnages des frères ennemis sont plus que consommés. Les événements sont téléphonés et se succèdent sans trop de passion. En dépit de la pléthore de personnages, le feuilleton souffre de certaines lenteurs et d’une monotonie due à l’inexpérience du réalisateur qui aurait, peut-être, dû faire appel à un conseiller artistique pour l’épauler. On reste tout de même indulgent sur cette première tentative, qui tout compte fait, n’est pas catastrophique et se laisse voir. Une mention, tout de même, pour l’actrice Asma Ben Othman qui a tiré son épingle du jeu en composant un personnage tragique assez complexe.

Fallujah 2, une narration peu nuancée

Après la réussite de la première saison de «Falloujah», beaucoup craignaient une saison 2 moins flatteuse. Or, Saoussen Jemni, qui a une vision claire et une démarche scrupuleuse et fort précise de la fiction grâce à son parcours d’assistante sur plusieurs feuilletons télévisés, a sollicité pour l’écriture du scénario Sondes Abderahmane. Rares sont les feuilletons capables de captiver les spectateurs et d’enregistrer des audiences record. Autour d’intrigues aussi complexes qu’inextricables, les deux personnages principaux : l’élève Nouh (Fares Abdedayem), amoureux de son prof Nour (Sarra Tounsi), traverse avec douleur le rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte. Pour rappel, la première saison s’est terminée sur une note dramatique et de suspense sur le sort de Nour kidnappée par Nouh.

Sur des personnages abîmés, Saoussen Jemni poursuit l’histoire de la destinée d’une dizaine  de jeunes lycéens qui affrontent des problèmes de délinquance,  de drogue, d’incompréhension des parents qui n’assument pas leur rôle et de la dégradation de l’école avec plusieurs axes introduisant d’autres éléments, dont l’auxiliaire de police (Mohamed Ali Nahdi) et ses deux enfants scolarisés dans le même lycée que celui de Nouh qui s’avère être un dealer. La taupe (Nordo) par qui passera le dénouement de l’histoire.

L’école celle des villes et celle des champs, les jeunes et la scolarité, l’éducation, la drogue, les relations entre parents et enfants, l’amitié, l’amour, toutes ces composantes alimentent un scénario riche en rebondissements et péripéties tumultueuses qui vont trouver un dénouement heureux pour certains protagonistes et malheureux pour d’autres.  Tout finit par rentrer en ordre. Nour partie enseigner dans un collège dans une zone rurale meurt dans un accident de bus transportant des élèves, Nouh réussit son bac et noue une relation avec sa camarade de classe et tente difficilement d’oublier Nour, Rahma (Rahma Ben Aissa) obtient gain de cause auprès du tribunal qui condamne à perpétuité son violeur le dealer Kader (Mohamed Mrad). Son bac en poche, son aventure se termine par une note romantique en épousant Brahim, son prof.

Le dernier épisode, qui a battu un record d’audience de quatre millions de spectateurs, se termine sur un extrait du discours de Bourguiba : «Je suis optimiste. Quand on parle de la Tunisie d’après Bourguiba, je me dis, je crois que j’ai fait quelque chose de solide qui tiendra après moi». Père de la nation ayant obtenu l’indépendance de la Tunisie, réalisé celle de la femme et fondé les bases du pays sur l’enseignement et l’ascenseur social, Bourguiba a réussi à mettre en place un système scolaire qui a été efficace et connu ses heures de gloire, mais a fini par s’oxyder, voire tomber en ruine. Il nécessite sans doute aujourd’hui une refonte entière.

Parmi les points positifs de ce feuilleton, le casting composé d’acteurs professionnels dans les rôles des parents et des jeunes premiers qui ont excellé grâce à la direction d’acteurs de Saoussen Jemni qui a réussi à mettre en valeur les personnages en adoptant une démarche fluide et cohérente, un rythme parfois lent mais étudié faisant passer des messages à l’adresse du corps enseignant, des parents, mais aussi des jeunes, dont nombreux se reconnaîtront dans ces personnages. Il y a eu des moments forts et intenses comme ceux de Chokri (Mohamed Ali Ben Jomaâ formidable) et son fils Nouh (Fares Abdedayem magnifique), notamment la scène de la geôle.

Les points faibles apparaissent dans la narration. Hédi (Nessim Bourguiba) disparaît subitement dans le dernier épisode. On ne connaît pas son sort. Par ailleurs, on ne voit jamais ces élèves en classe terminale s’apprêtant à passer leur bac, ouvrir un cahier pour réviser leur cours. Certains épisodes s’étirent en longueur sans aucune avancée dans la narration, alors que d’autres sont plus aboutis. La directrice d’école (Naima El Jenni) droite et rigoureuse, mariée tardivement à un âge avancé, tente d’avoir un enfant coûte que coûte par une méthode de fécondation in vitro. La scène chez la gynécologue est mal interprétée, voire risible. Ou encore l’histoire à l’eau de rose de (Donia Fekii) et son employeur dans un restaurant où elle travaille comme ménagère. Les effets sonores sont assez négligés. Mais dans l’ensemble, «Fallujah 2» est réussi grâce aux talents des acteurs et de la réalisatrice qui sait ce qu’elle veut et le fait.

Ragouj, déséquilibre entre réel et imaginaire

«Ragouj» est d’abord un lieu imaginaire, un village réel «Jougar» au Fahs (Zaghouan). Un village colonial en ruine où vit une communauté tunisienne qui ressemble dans cette fiction à des tziganes. Dans ce décor presque irréel, Abdelhamid Bouchnak («Nouba» et «Ken Ya Makanech») place ses comédiens presque tous initiés à l’école du Teatro pour raconter une histoire où s’entremêlent des destins chahutés, des événements insaisissables portée par un casting qui émeut parfois, inquiète de temps en temps et énerve aussi. Abbes (Bahri Rahali) fait appel à son neveu Youssef, qui vit à Tunis, pour construire une école à Ragouj, dont l’initiateur et bailleur de fonds est Loural, un homme énigmatique, crapuleux et véreux, craint par tous les villageois. Youssef est un faux ingénieur, son intérêt est le jeu de hasard sur lequel il mise de grosses sommes d’argent. L’école constitue un rêve pour les habitants de Ragouj, dont sont privés les enfants qui doivent parcourir de longues distances pour se rendre dans une école voisine. Certains abandonnent les cours pour aller travailler la terre ou quitter le village. L’école, symbole du savoir et de la connaissance, représente un acquis important. Mais Loural a d’autres desseins.

Aux côtés de cette histoire évoluent des histoires périphériques avec des personnages hauts en couleur : le corrompu Dinari, président de la municipalité  (Saber Oueslati brillant), la journaliste Rosa (Hella Ayed), la femme médecin, les sœurs et leur voisine muette, les faux jumeaux et leur mère d’adoption, le trio de musiciens et tous les ouvriers du chantier (Mrama), le café, le commissariat… Au fur et à mesure du déroulement de l’action, les révélations s’enchaînent et les coups de théâtre aussi. Le scénario écrit dans le cadre d’un atelier révèle des irrégularités. Certains axes sont mieux construits comme par exemple celui de Dinari, représentant l’administration qui contourne la loi et l’utilise à d’autres fins, la corruption et le fameux slogan que prononce Dinari (Je mange, tu manges) ; l’axe de la journaliste Rosa et sa relation à la fois passionnelle et conflictuelle avec Loural. Si ces axes sont convaincants, c’est parce que Hella Ayed et Saber Oueslati ont pris part avec Abdelhamid Bouchnak à l’écriture du scénario et développent leur personnage et leurs dialogues.

La composition visuelle est bien menée et l’univers sonore signé Hamza Bouchnak est original et intéressant mais renvoie cependant à une autre culture, celle des Roms ou des Tziganes loin de l’univers musical tunisien. «Ragouj» se veut un microcosme de la société tunisienne avec tous ses travers. L’Etat affaibli laisse place aux margoulins, tel que Loural, de régner en maîtres  absolus sur le village et décider de ses projets. L’école dont les travaux avancent lentement au bon vouloir de son décideur est détruite une fois achevée par décision municipale. Si le message est clair, il reste à déplorer les placements de produits commerciaux qui, comme un cheveu sur la soupe, gâchent et polluent la fiction. L’intrusion de la publicité dans les fictions n’est pas sans conséquences et sans effets collatéraux comme la standardisation des créations fictionnelles.

D’autre part, la narration est parfois lourde et pesante. L’équilibre entre le réel et l’imaginaire n’est pas respecté. Toutefois, un bon point pour le choix du casting et la complicité des comédiens. Une mention particulière pour Saber Oueslati et Bahri Rahali, bien que le personnage de ce dernier ne soit pas suffisamment développé. Sans entrer dans trop de détails, «Ragouj» avec ses forces et ses faiblesses propose une approche assez originale dans le domaine de la fiction télévisuelle tunisienne. Le meilleur reste à venir.

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