Trois jours durant, sociologues, docteurs en psychologie, psychiatres, anthropologues, philosophes, professeurs universitaires, historiens, économistes et chercheurs de tous bords (Tunisie, Algérie, Liban, France, Italie, Espagne, Canada, Brésil…) se sont relayés dans le cadre d’un symposium international organisé les 22, 23 et 24 mai à Beït al-Hikma à Carthage, pour tenter de décrypter les dysfonctionnements des crises contemporaines et répondre à une question ô combien complexe : Comment va le monde ?
Au bout de certaines ébauches de réponses, il y a cette peur de l’avenir avec un nouvel ordre mondial qui se profile à l’horizon à grande vitesse annonçant le recul de la démocratie partout dans le monde. L’usage d’un double langage en matière de respect des droits humains par les pays occidentaux, la montée du néolibéralisme et du populisme ont ostensiblement sonné le glas de ce modèle d’organisation du monde qui a prévalu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Assisterons-nous à une transition qui nous fera passer dans un autre monde, celui d’une épidémie de désarroi et de désespérance et celui de toutes les formes possibles de violence à l’égard de soi, des autres et du système producteur de marginalisation et d’exclusion pour tant de gens ? S’interrogent les participants de ce colloque. C’est que les effets destructeurs des différentes crises n’ont pas pour autant épargné les pays du Nord, ils ont ébranlé non seulement la vieille Europe mais aussi le cœur de la Cité dominante (Al-Madina al-Ghaliba, selon Ibn Khaldoun), à savoir les Etats-Unis d’Amérique, en tant que siège de la gouvernance mondiale, de l’hégémonie politique, du contrôle de la finance et de l’imposition d’un modèle culturel unique.
De la guerre du Golfe à la guerre à Gaza ou le renforcement du droit du plus fort
Juger deux choses analogues avec partialité, selon des règles différentes. Autrement dit user du principe des deux poids deux mesures. Cette politique utilisée par les Occidentaux tout au long de la guerre du Golfe et celle à Gaza, a totalement remis en cause le concept de l’universalité des droits humains. C’est ainsi que le professeur émérite d’herméneutique, d’histoire et de philosophie Mohamed Mahjoub nous explique que certains évènements sont pris en charge par la philosophie. C’est le cas de la révolution française qui est élevée au niveau d’une universalité conceptuelle. C’est en général ce qui passe dans l’histoire. Toutefois, chez nous, les événements qui atteignent l’universel ne sont que des événements vus ou qui commencent à être vus en tant que spectacle par tout le monde.
Il évoque dans ce contexte la guerre du Golfe et la guerre à Gaza. Ce sont là des événements dénués de toute prise en charge philosophique. La seule prise en charge possible à ce propos est de mauvaise foi, parce que dans la pensée occidentale, élever le droit humain au rang de l’universel permet à l’intérieur de la pensée occidentale l’exception à ce droit humain. «Il y a comme une structure herméneutique (système d’interprétation) à l’intérieur de la pensée occidentale qui leur permet de ne conférer l’universalité au droit humain que dans certains cas». L’exception s’applique à nous, et ce qui se passe à Gaza ne fait que le confirmer, puisque ce peuple est excepté de l’universalité des droits humains. Mahjoub conclut qu’il y a quelque chose d’incompréhensible dans le traitement des informations par les médias occidentaux. L’accès à l’universel se trouve aujourd’hui dans l’état d’exception.
L’historien, économiste et homme politique libanais Georges Corm n’a pas manqué à son tour de dénoncer dans son allocution par vidéoconférence la guerre que mènent les sionistes ainsi que leur allié, les Etats-Unis, tout en pointant du doigt le rôle des instances financières internationales dont le FMI et la Banque mondiale qui n’ont jamais contribué au développement des pays du Sud. «Les enfants en Palestine» ne connaissent plus le sens de l’enfance, regrette à son tour Roberto Beneduce, psychiatre et anthropologue italien. «Ils sont torturés et mis en prison», dénonce-t-il. «Le savoir psychiatrique doit aller au-delà des litanies des diagnostics, comme c’est le cas des troubles post-traumatiques qui ne font que masquer la violence de l’oppression dans le cas palestinien», conclut l’intervenant.
Des positions partagées par d’autres intervenants, dont le professeur et ancien doyen Fathi Triki, qui s’est penché sur l’humanisme de partage et l’humanisme hégémonique. Ce dernier s’est penché sur «la pratique musclée de la diplomatie et les idéologies identitaires du néo libéralisme meurtrier qui fragilisent la légalité internationale et renforcent le droit du plus fort qui s’apparente de plus en plus, notamment dans les pays occidentaux, à une politique d’Etat». Il ajoute que «la guerre génocidaire subie par les Palestiniens et à laquelle le monde assiste avec une grande passivité se banalise, surtout par l’endoctrinement des médias occidentaux. La doctrine des droits de l’homme est remise en cause et accusée d’être, non sans raison, le résultat d’une traduction monoculturelle occidentale».
Les trois âges du monde
Professeur à l’Université de Tlemcen (Alger), Mohamed-Chaouki Zine interroge dans son intervention ce qu’il appelle «les trois âges du monde» qui font figure de paradigmes, à la fois successifs et synchrones. Ils se résument dans le religieux/théologique qui a dominé durant 1.400 ans. Ensuite dans le politique/éthique qui a dominé jusqu’au 17e siècle, pour arriver enfin à l’économique/financier qui s’est épanché avec l’avènement de la mondialisation et la crise de l’Etat moderne et qui a montré ses limites depuis la crise de 2008 et a reflété l’avarice dont font preuve les multinationales, menant inexorablement à l’épuisement des ressources de la terre et à l’extinction d’espèces animales et végétales et au bouleversement climatique.
Que reste-t-il après l’échec de ces trois modèles ? Est-il légitime de parier sur un quatrième âge qui serait écologique puisque les trois paradigmes évoqués avaient conduit à des guerres de religion, guerres mondiales entre les nations et guerres visant à faire main basse sur les ressources naturelles qui ont attenté à la destinée humaine et les déséquilibres climatiques et environnementaux. Selon lui, «il n’est pas question aujourd’hui de réparer un passé décomposé, ni d’ambitionner un futur utopique, mais il s’agit de comprendre le présent tel qu’il se donne à nous et de penser la manière de l’orienter par une conscience décrispée».
Le conférencier se demande à la fin où est notre place dans cette configuration de la contemporanéité et sa réponse risque de choquer car il semble que le paradigme religieux est toujours omniprésent avec «quelques déclinaisons laïcisantes». D’après lui, «nous vivons le temps des grandes mosquées» qui rappelle celui des cathédrales, citant à ce propos les deux mosquées à Casablanca et à Alger où le recteur a le statut de ministre. On est dans le Sud plus proche du paradigme religieux que du paradigme politique. Pour ce qui est du troisième paradigme économique/financier, il souligne qu’on est en train de le vivre «métaphoriquement».
Comment penser la transition ?
Les modèles conceptuels auxquels les intellectuels se sont référés dans le passé ont-ils cours aujourd’hui et comment les décliner à la lumière des temps nouveaux, questionne Silivia Finzi, professeur de civilisation italienne. Selon elle, «la crise de l’intellectuel, de la démocratie et des valeurs universelles des droits humains dont on supposait être le corollaire, font vaciller l’idée d’un modèle de convivialité humaine envers lequel le monde actuel ne se reconnaît ni ne croit plus, sans pour autant proposer de réelles alternatives».
Certes le sentiment d’appartenance à une même famille qu’est l’humanité persiste encore, mais désormais il y a une humanité que l’on doit défendre par tous les moyens et une autre qu’il est nécessaire de maîtriser puisqu’elle est productrice de mal, de terrorisme et de tous les dangers, fait observer professeur Fethi Triki lors de son intervention.
Plusieurs questions restent en suspens au terme de ce symposium organisé les 22, 23 et 24 mai 2024 à Beit al-Hikma, à Carthage. Faut-il accepter le fait que nous sommes en train de vivre la fin d’une période? Il demeure difficile d’en apporter les réponses, mais il est certain, comme a tenu à le faire valoir le professeur Mahmoud Ben Romdhane, que «le monde est considérablement affaibli. La puissance qui a été à l’origine de ce nouveau système après la Seconde Guerre mondiale court à sa propre destruction».