Accueil Economie Supplément Economique Situation économique et financière en Tunisie | Abdelkader Boudriga, chercheur en économie et finance, à La Presse : «La Tunisie peut devenir une nation leader dans la région en matière d’investissement d’impact»

Situation économique et financière en Tunisie | Abdelkader Boudriga, chercheur en économie et finance, à La Presse : «La Tunisie peut devenir une nation leader dans la région en matière d’investissement d’impact»

 

Derrière le taux de croissance réalisé au premier trimestre 2024, se cachent des freins à la croissance mais aussi un potentiel de rebond. Dans cette interview, le chercheur en économie et finance, Abdelkader Boudriga, décortique les raisons qui empêchent la Tunisie de faire une croissance soutenue et propose des pistes de solutions qui permettent d’impulser l’économie, dont notamment l’investissement d’impact.

Commentant le taux de croissance réalisé au premier trimestre, Boudriga a expliqué qu’il s’agit du troisième trimestre consécutif où la Tunisie enregistre des taux faibles. Cette tendance a été observée au cours des 15 dernières années, où la croissance en moyenne est aux alentours de 1,5% et 2%. Des taux qui, selon ses dires, ne sont pas suffisants pour assurer une prospérité partagée qui permet au pays de garder ses talents. Le spécialiste affirme que les raisons derrière ces taux faibles sont diverses. Elles sont d’ordre aussi bien interne qu’externe. S’agissant des facteurs internes, Boudriga a cité l’incertitude, la qualité de l’investissement, l’efficacité de l’administration, etc., tandis que les facteurs externes sont liés aux crises géopolitiques que traversent les régions de la Méditerranée, de l’Afrique subsaharienne, ainsi qu’à la guerre ukrainienne et à l’agression israélienne contre Gaza. “Tout cela fait qu’à la sortie de la crise Covid, on peine encore à retrouver le bon rythme”, a-t-il enchaîné. Mais, au-delà de ces conditions internes et externes, le modèle économique tunisien s’est essoufflé, soutient-il.

Un modèle qui ne convient plus à la Tunisie

En effet, ce modèle qui a vu le jour dans les années 70 avec la première vague de politiques publiques libérales et la création du premier noyau de filières économiques privées et qui a été poursuivi dans les années 1990, avec le désengagement de l’Etat et la création de la deuxième grande cohorte d’investisseurs, a atteint aujourd’hui ses limites. Et pour cause: un changement du paysage économique mondial. “Le modèle des deux grandes vagues a été basé sur un paradigme très simple, à savoir l’intégration des chaînes de valeurs internationales, le développement des exportations et des industries exportatrices et la substitution des produits importés. Et comme on n’avait pas historiquement un secteur privé développé, et que l’investissement n’est pas attractif et ne peut se développer par une dynamique naturelle, l’Etat a intervenu pour donner des avantages afin d’inciter les investisseurs à s’installer en Tunisie, que ce soit dans les grandes zones industrielles côtières ou grâce au développement régional, dans les régions”, a-t-il précisé, ajoutant que ces incitations octroyées par l’Etat servaient à viabiliser des investissements qui n’étaient pas intrinsèquement et financièrement rentables. L’entrée en course des pays asiatiques était également, selon Boudriga, un autre facteur ayant contribué à brider la croissance. “Le modèle économique était basé sur une compétitivité par les coûts de facteur, notamment le coût de la main-d’œuvre. De grands changements ayant lieu avec l’émergence des économies sud-est asiatiques et de nouveaux contributeurs dans les chaînes de valeur internationales comme l’Inde , qui a adopté la même stratégie mais avec une taille beaucoup plus importante, avaient un impact majeur sur les chaînes de valeur mondiale qui ont été tirées par les filières économiques sud-est asiatiques et où la Tunisie commençait à perdre sa place”. Et Boudriga d’ajouter :”L’exemple le plus éloquent est celui des secteurs de la chaussure qui est aujourd’hui en déclin alors qu’il faisait les beaux jours du commerce extérieur de la Tunisie. Donc le modèle qui est basé sur la compétitivité par les coûts de facteur ou l’intégration dans les chaînes de valeur est un modèle qui a été complètement dépassé. On n’a pas su renouveler ce modèle-là, notamment à partir de 2010, sachant que les premiers signes d’essoufflement sont apparus avant 2010”.

La complexité économique est un atout sur lequel il faut capitaliser

En même temps, ce modèle économique a permis à la Tunisie de développer des filières diversifiées et une certaine complexité économique, affirme le chercheur. C’est une notion qui renvoie à quel point une économie peut être adossée au savoir. Elle est quantifiée grâce à un indice qui a été développé par l’université de Harvard et qui mesure deux dimensions : la première dimension concerne la base de produits que sait fabriquer un pays et l’autre dimension, est relative aux différenciateurs par rapport à ces produits. Plus la base de produits est large et les différenciateurs sont importants, plus le niveau de complexité d’un pays est élevé. Boudriga ajoute que la Tunisie est bien placée par rapport à cet indice (45e). Elle est la première dans la région et en Afrique. Seule l’Arabie saoudite la devance, sachant qu’elle était 95e en 2011.

Des études montrent deux résultats essentiels : premièrement, un indice de complexité élevé est associé à un PIB plus élevé, indiquant une corrélation directe entre la complexité économique et la richesse créée. Deuxièmement, un indice de complexité élevé favorise une dynamique entrepreneuriale plus robuste, ce qui a contribué à la résilience de l’économie tunisienne malgré des défis, tels que des politiques publiques déficientes et une instabilité marquée, ajoute le chercheur. Cette diversité sectorielle, explique Boudriga, a permis d’acquérir une certaine résilience économique. Ainsi, lorsque l’activité agricole baisse, comme c’était le cas l’année dernière, le tourisme prend le relais, aidant ainsi à compenser les pertes en devises. Cependant, l’économiste a souligné que le niveau de complexité de la Tunisie est actuellement supérieur à la richesse qu’elle génère, ce qui suggère un potentiel de croissance non exploité. Il a précisé qu’il est crucial de continuer à développer cet indice de complexité. “Le hic c’est que, depuis 2011, on n’a pas développé notre indice de complexité. Il y a des pays qui sont en train d’avancer, notamment notre voisin algérien qui est en train d’améliorer sa complexité économique avec la diversification de ses filières économiques. Le Koweït et l’Arabie saoudite sont également des pays à observer. De plus, les complexités économiques ne se maintiennent pas à l’infini. On les perd. Par exemple, l’industrie du cuir et des chaussures, qui est actuellement en déclin, avait réalisé, dans les années 90, les meilleurs chiffres d’exportation. C’est normal, le changement est inévitable. Mais il faut développer d’autres complexités économiques. Car les pays qui ont un indice de complexité élevée sont les mêmes pays qui ont de fortes probabilités de développer de nouvelles complexités. C’est un cercle vertueux ”, a-t-il enchaîné. Il a ajouté que c’est une entreprise possible si la Tunisie mise sur l’innovation, notamment la recherche et développement, la rétention du capital, l’ouverture de l’accès aux marchés, la facilitation du commerce extérieur et une réglementation de change favorable. “Le plus important aujourd’hui est de regarder le futur. A quoi ressemblera la Tunisie en 2040. Est-ce qu’on va rester toujours sur les mêmes taux de croissance de 1 et 2%? Oui, on peut être un pays qui peut faire de la croissance pendant dix ans, aux alentours de 5-6-7% de manière à ce qu’on atteigne une vraie prospérité partagée. Je pense que c’est toujours possible, à condition de prendre les bonnes décisions et une des activités sur lesquelles on peut miser aujourd’hui, c’est ce que j’appelle l’investissement d’impact”, fait-il savoir. L’investissement d’impact, selon lui, peut être guidé par des enjeux comme l’efficience énergétique, la transition énergétique et le stress hydrique qui frappe durement l’économie tunisienne. «En 2040, nous serons l’un des pays les plus touchés par le stress hydrique. Si on ne prend pas les bonnes décisions aujourd’hui, comment ferons-nous ?»

L’investissement d’impact peut être promis à un bel avenir en Tunisie

En effet, pour répondre à ces défis urgents, généralement deux voies se présentent : opérer par réglementation ou se conformer aux normes internationales, particulièrement celles de l’Europe, le premier partenaire commercial de la Tunisie. Or, selon Boudriga, imposer des réglementations pour réguler l’activité, contrôler la consommation, etc. exige des contraintes à l’économie générale. La conformité aux réglementations environnementales européennes qui, pour des raisons, selon ses dires, de protectionnisme à l’échelle internationale et de guerre géopolitique, est devenue une obligation pour la Tunisie qui fera les frais de ces nouvelles réglementations. En ce sens, l’investissement d’impact peut être une solution convenable au contexte tunisien, affirme Boudriga. En effet, l’investissement à l’impact peut être défini comme étant le cœur du business d’un opérateur qui a l’intention d’opérer un impact positif sur l’environnement tout en étant viable financièrement. C’est le cas par exemple d’une entreprise qui fait du recyclage du verre ou des déchets, une entreprise qui fabrique des dispositifs de collecte d’eau pluviale ou qui fabrique des dispositifs d’irrigation intelligente pour améliorer la qualité et l’efficience. L’économiste affirme que la Tunisie compte, aujourd’hui, plus de 200 entreprises et start-up qui opèrent dans le domaine de l’impact de manière directe. Parallèlement, il y a un écosystème de financement aujourd’hui qui essaie de s’aligner sur les bonnes pratiques internationales, en vue de saisir les opportunités qui existent à l’échelle internationale en matière de financement de l’impact, y compris la RSE, le financement vert, la durabilité, etc. Ainsi, Boudriga souligne qu’ avec la dynamique entrepreneuriale qui est en train de se développer autour de cette notion, l’écosystème de financement qui est en train de se mettre en place et les politiques publiques qui sont guidées par les normes internationales relatives aux ODD, etc., la Tunisie peut emprunter cette voie intéressante en mettant en place un programme national qui vise à promouvoir l’investissement d’impact. “Pourquoi? Non seulement pour les raisons évoquées, mais aussi parce que nous avons des complexités économiques déjà en place. Et le fait que nous avons des complexités économiques en place, cela permet facilement de développer d’autres complexités autour de l’investissement d’impact. On va créer de la valeur, on peut se positionner au niveau de la région du continent africain et de la région nord-africaine, ou même la région de la Méditerranée, comme étant un vrai hub à l’image de ce qui a été fait dans plusieurs secteurs économiques tels que l’aéronautique, le pharmaceutique et le câblage électrique. On peut être une nation qui est leader dans la région en matière d’investissement d’impact”, a-t-il affirmé.

Et le chercheur de conclure : “Je pense que ce n’est pas la seule idée possible, mais nous avons besoin de réfléchir «out of the box» et de répondre à la question importante, est-ce que la Tunisie est capable, premièrement, de consolider les complexités économiques existantes, face aux contraintes réglementaires, à l’évolution technologique, à l’arrivée de nouveaux concurrents, et deuxièmement, comment développer de nouvelles complexités économiques. D’autres pays sont en train de le faire, l’Arabie saoudite, notamment, qui est en train de le faire de manière très prononcée et très forte, et je pense que la Tunisie peut être un des pays pionniers en la matière”.

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