Géopolitique de l’économie : Ordre mondial effrité et difficultés des pays en voie de développement

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Crise Covid, guerre en Ukraine, guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis, urgence climatique … Les crises se succèdent interpellant tout un chacun sur l’avenir du monde qu’on a connu depuis la fin de la guerre froide. Comment la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis a-t-elle impacté l’ordre économique mondial ? Sommes-nous en train d’observer la genèse d’un nouvel ordre mondial ? Quand est-ce que l’économie de la planète va-t-elle se rétablir ? Jusqu’où peut aller la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis ? Comment la Tunisie peut-elle se positionner par rapport à tous ces changements ? Autant de questions qui ont été abordées lors d’une conférence-débat organisée récemment à l’Institut français de Tunisie sur le thème «Une mobilisation en désordre ? Comment l’urgence climatique redéfinit-elle les relations internationales», et ce, dans le cadre de son cycle de rendez-vous géopolitiques «Hiwarn’a».

Posant son regard sur la géopolitique de l’économie, Sébastien Jean, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers et membre du Conseil d’analyse économique français (CAE), a souligné que le monde aujourd’hui a radicalement changé, sur fond de paysage financier et économique qui s’est complètement métamorphosé. Alors qu’il y a 15 ans, les grandes puissances ont appelé lors du sommet de Londres du G20, dans une réponse concertée à la crise financière, à résister à la tentation protectionniste et à promouvoir le commerce et l’investissement global, le monde, aujourd’hui, vit sous le coup des restrictions des exportations, de la surveillance des investissements directs et des sanctions commerciales et financières qui n’ont cessé de se multiplier.

Les deux tiers des relations entre les deux grandes puissances mondiales, la Chine et les Etats-Unis, sont soumis à des droits de douane qui sont non conformes à leurs engagements auprès de l’OMC. «Si je prends la Chine […] il est de plus en plus clair qu’ils n’ont jamais vraiment appliqué ces engagements, par exemple, sur les subventions industrielles. Ce qui est clair également aujourd’hui de plus en plus, c’est que les Etats-Unis n’acceptent plus d’être contraints par leurs engagements internationaux sur les deux aspects les plus importants de leur politique, à savoir la relation avec la Chine, d’une part, et la lutte contre le changement climatique, d’autre part», a poursuivi le professeur.

En effet, Pr Jean explique, à cet égard, que le cadre multilatéral, bien qu’il existe encore, est aujourd’hui considérablement affaibli et débordé. Et pour cause, la confrontation politique qui a pris le dessus. Le monde, aujourd’hui, assiste à une situation paradoxale : la grande interdépendance économique et financière n’a pas empêché l’accentuation de la rivalité et l’hostilité politique.

«La grande différence entre la guerre froide et la rivalité sino-américaine d’aujourd’hui, c’est qu’il n’y a quasiment pas de relations d’économie et financière entre les États-Unis et l’Union soviétique, alors qu’aujourd’hui, les relations et les interdépendances sont très profondes entre les Etats-Unis et la Chine. L’interdépendance, en général, se construit plutôt dans la stabilité. De fait, avant la guerre, l’interdépendance s’est d’abord essentiellement construite entre les Etats-Unis et leurs alliés. Et c’est seulement après la fin de la guerre froide qu’elle s’est véritablement étendue au monde entier. Maintenant, le problème qu’on constate, c’est que cette interdépendance ne consolide pas la stabilité ou la bonne entente politique», fait remarquer le professeur.

Une rivalité qui n’a pas empêché l’interdépendance

En effet, le doux commerce n’a pas été un facteur de pacification et la montée de la rivalité politique a été de plus en plus forte sous l’influence de deux facteurs : la croissance spectaculaire de la Chine et l’instrumentalisation politique de la position centrale des Etats-Unis dans la mondialisation. Le rythme soutenu avec lequel la croissance de la Chine a évolué est longtemps passé, selon, l’économiste, inaperçu jusqu’à ce qu’elle ait littéralement explosé. En 1978, les richesses créées par la Chine ne représentaient que 8% des richesses des Etats-Unis.

En 2005, ce chiffre est passé à 43% et ce n’est qu’à partir de 2013 que la Chine est passée pour être le concurrent direct des Etats-Unis avec un niveau de richesses s’élevant à 80% de celui des Américains. Quant à l’instrumentalisation politique par les Etats-Unis de leur position dominante, elle s’est particulièrement développée, selon ses dires, après le 11 septembre. Les Etats-Unis, qui se sont, «presque incidemment, rendu compte de la puissance des instruments à leur disposition», n’ont pas hésité à les utiliser, imposant des sanctions financières à de plus en plus de pays.

Mais selon le professeur, cette importante rivalité politique n’a pas mis fin à l’interdépendance. «D’où il y a une tentation de découplage aussi bien du côté chinois que du côté américain», explique-t-il. Il a ajouté que dans le court terme il est impossible de découpler parce qu’on est dans une économie internationale marquée par deux éléments : la complexité et le caractère climatique.

Selon ses dires, le changement climatique conditionne l’évolution de l’économie internationale, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une révolution industrielle et commerciale. Le meilleur exemple pour illustrer cette réalité c’est l’industrie automobile, connue pour être le fort de l’Europe. Aujourd’hui, les Chinois détrônent les Européens et deviennent le premier exportateur de véhicules électriques dans le monde. «C’est une façon de montrer que la transition écologique, c’est une révolution industrielle», a-t-il enchaîné.

De plus, la Chine est aujourd’hui leader mondial en termes de capacité de production dans plusieurs filières liées à l’énergie, prenant ainsi une longueur d’avance dans les technologies vertes. «C’est très important à comprendre également dans l’équation, c’est que ça redéfinit le rôle de l’Etat. Parce qu’on voit bien qu’étant donné le rôle et la vitesse de la transition qui est nécessaire, il faut que l’Etat joue un rôle très important à la fois comme investisseur, comme ferment d’innovation, comme bâtisseur d’infrastructures pour que cette révolution industrielle finalement se passe correctement», a précisé le professeur.

Cette situation paradoxale est à l’origine de l’émergence du phénomène de l’arsenalisation (en anglais weaponization) de l’interdépendance. Cette instrumentalisation des armes économiques est donc possible selon le professeur, par le biais des nœuds critiques de la mondialisation qui sont des éléments indispensables dans la sphère économique et financière, tels que le dollar, le système Swift, les brevets de haute technologie … «Ce contexte crée une politisation de plus en plus grande d’interdépendance économique et financière qui reste très étroite et cela crée, de ce fait, une sorte de préoccupation de plus en plus forte, presque une obsession autour du sujet de la sécurité économique. Simplement, ce sujet a des déclinaisons, une compréhension qui est très différente d’un pays à l’autre», a-t-il conclu.

«… Des recettes qui ne marchent plus»

Revenant sur la définition de la mondialisation, Maher Gassab, professeur de Sciences économiques à l’École Supérieure de Commerce de Tunis, a indiqué que ce concept toujours difficile à délimiter connaît sa fin aujourd’hui, en tant que solution universelle aux problèmes du sous-développement. La crise Covid était l’événement annonciateur de cette fin.

L’économiste a affirmé que la mondialisation a été perçue comme une panacée pour le développement économique, l’intégration mondiale étant censée résoudre les problèmes de sous-développement, de pauvreté et d’inégalité.

Cependant, ce modèle ne fonctionne plus, laissant les pays en développement dans une situation de désarroi. Ces pays continuent de lutter contre le sous-développement tout en étant confrontés à un modèle économique global en crise. Il a souligné, dans ce contexte, les tensions croissantes entre les grandes puissances économiques mondiales, qui se livrent à une guerre économique et politique intense. Cette situation complique davantage les choses pour les pays en développement, qui doivent souvent se conformer aux modèles économiques imposés par les accords de Bretton Woods, basés sur le libre-échange et le consensus de Washington.

L’économiste a, par ailleurs, critiqué les analyses et les recommandations des institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale, qui continuent de promouvoir des politiques économiques déconnectées des réalités actuelles soulignant le décalage entre ces recommandations et l’évolution des dynamiques économiques mondiales.

En se référant aux prévisions d’un économiste américain qui a prédit la crise financière, Gassab estime que la décennie 2020 sera marquée par une dépression économique mondiale plus grave que celle de 2008, une prédiction que les révisions constantes à la baisse des perspectives économiques mondiales par les institutions financières semblent confirmer.

Revenant sur le contexte tunisien, l’intervenant a expliqué que la Tunisie, géographiquement, historiquement et économiquement, est liée à l’Europe. Plus de 80% de ses transactions sont effectuées avec ce continent qui est, aujourd’hui, en perte de vitesse face aux nouvelles dynamiques mondiales dominées par les Etats-Unis et la Chine. Il a évoqué, en ce sens, deux opinions principales qui s’opposent parmi les économistes tunisiens concernant l’avenir des partenariats économiques de la Tunisie : la première privilégie le maintien du partenariat européen, au vu des liens historiques et de la proximité géographique, arguant que la Tunisie a réussi à se positionner sur certains créneaux, comme le textile, l’agriculture, et le tourisme. La deuxième opinion appelle à la diversification des partenaires économiques, notamment en se tournant vers la Chine et l’Asie, malgré les risques et les incertitudes associés.

Il a précisé que la Tunisie n’a pas réussi à créer une valeur ajoutée significative depuis 2010, avec une croissance économique stagnante aux alentours d’une moyenne de 1%. Mais, selon ses dires, l’économie tunisienne a pu faire montre de résilience, une résilience qui s’est, cependant, transformée en piège. Il a ajouté que la Tunisie n’a pas changé de modèle en gardant le même partenaire et le même modèle de bas salaire et n’a pas cherché la grande rupture. Un choix qui a, cependant, coûté cher au pays. «Aujourd’hui, si on décortique la croissance de l’économie tunisienne pendant le premier trimestre de 2024, le commerce extérieur a contribué négativement à la croissance de l’ordre de 0,2%.

Finalement on ne crée de la croissance que par la demande et les impôts payés par les salariés […] le récit pour nous, est beaucoup plus difficile», a-t-il regretté. Il a fait savoir que les accords de Bretton Woods, les recommandations pour une meilleure intégration économique régionale, les accords de libre-échange sont aujourd’hui des recettes qui ne marchent plus. Il a par ailleurs ajouté que la coopération internationale, notamment entre la Chine et les Etats-Unis, est plus que jamais nécessaire pour désamorcer une crise qui pourrait être irrémédiable.

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