77e festival de Cannes – Après le clap fin : Nos coups de cœur et ce film si controversé !

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Un cru moyen et une compétition inégale, c’est ce qui a marqué la 77e édition du Festival de Cannes où seuls quelques films se sont imposés et démarqués du reste par la force de leur propos et leur forme originale. Parmi ces films, nos coups de cœur vont à : «Bird» d’Andrea Arnold et «Les graines du figuier sauvage» de Mohammad Rasoulof. Tandis que le tant attendu «Megalopolis» du grand Francis Ford Coppola a, on le sait, suscité une grande controverse au sein de la critique internationale très divisée à son propos. Détails.

Avec «Bird», la cinéaste britannique Andrea Arnold déroule une tendre fable sur l’adolescence : «Bailey (Nykiya Adams), 12 ans, vit avec son père célibataire Bug (Barry Keoghan) et son demi-frère Hunter (Jason Buda) dans un squat du nord du Kent. Bug n’a pas beaucoup de temps à consacrer à ses enfants et Bailey, qui approche de la puberté, cherche l’attention et l’aventure ailleurs. D’autant qu’elle voit d’un mauvais œil la décision de son père de se marier avec sa nouvelle compagne qu’il installe à la maison». En fait, Bailey a des liens distants avec sa famille, son père la néglige et sa mère vit avec son compagnon, solitaire et rebelle, elle est plutôt attachée au monde des insectes et des animaux, une mouche et des papillons dans sa chambre, elle filme au smartphone des oiseaux qui volent dans le ciel, une mouette qui se dandine sur un terrain vague, un cheval, des corbeaux, etc.      

Dans l’une de ses escapades, elle fait connaissance avec Bird (Franz Rogowski), un homme étrange et mystérieux qui observe le monde en étant perché sur les toits et les monticules, dans une vue panoramique, qui confère au film de la hauteur et de l’ampleur. Bird est à la recherche de ses parents qu’il a perdus de vue il y a plusieurs années, mais Bailey insiste pour l’aider à les retrouver. C’est que, malgré une certaine fragilité, l’adolescente a un caractère bien trempé et c’est elle qui donnera de l’espoir à ses trois petits frère et sœurs en les aidant à se débarrasser du compagnon violent de leur mère grâce à l’intervention fantastique et magique de Bird, devenu son ange gardien.

Tous ces personnages marginaux et laissés pour compte de la société sont rendus, dans ce drame, de manière attachante et sans jugements, tel le personnage de Bug pourtant si négligent et désinvolte envers sa fille Bailey. La caméra secrète même de l’empathie envers ce père qui a eu son premier enfant (Hunter) à l’âge de 14 ans. C’est que le thème de l’adolescence et du passage à l’âge adulte est récurrent dans la filmographie de la cinéaste. Un thème traité avec beaucoup de sensibilité sur fond de misère et de délinquance propres aux banlieues et aux comtés de l’Angleterre, où se trouve une grande partie de la classe ouvrière. La forme dynamique, grâce à une caméra portée mouvante et papillonnante, confère au film une énergie particulière propre au monde de l’adolescence en perpétuelle mutation et transformation.

La mise en scène, comme dans ses précédents opus, tels «Red Road», «Fishtank» et «American Honney», ayant remporté successivement le prix du jury de «Cannes», véhicule un cinéma du genre social-réaliste, à l’instar de Ken Loach, mais elle bascule dans le fantasmagorique au cours de la dernière demi-heure du film. On passe, donc, du naturalisme au surréalisme et on adhère vraiment tant c’est bien amené. L’atmosphère mélancolique et l’interprétation énergique et subtile des acteurs, notamment Barry Keoghan, incarnant le père et Nykiya Adams, dans le rôle de Bailey, une véritable révélation, apportent encore plus de hauteur et d’intensité à ce film teinté de mélancolie, de magie et d’émotion. Très apprécié par la critique internationale, «Bird» est, pourtant, reparti bredouille, alors qu’il méritait bel et bien une récompense (Grand Prix ou le Prix de la mise en scène), mais le jury, présidé par la réalisatrice américaine Greta Gerwig, en a décidé autrement.

Rostami, Setareh Maleki et Zoheila Golestani dans «Les graines du figuier sauvage» de Mohammad Rasoulof

Un drame puissant

Tourné clandestinement en Iran, «Les Graines du figuier sauvage» de l’Iranien Mohammad Rasoulof déroule un drame familial intense : Iman (Misagh Zare) vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran quand le mouvement de protestation populaire «Femmes, vie, liberté» commence à secouer le pays. Le père décide de se conformer au système, ses deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), étudiante et lycéenne, soutiennent le mouvement, sa femme, Najmeh (Soheila Golestani) est prise entre deux feux. Mais tout va basculer quand l’arme de service d’Iman disparaît mystérieusement. Iman qui risque de perdre sa fonction est prêt à tout pour retrouver son arme. 

A l’espace clos de l’appartement calme et feutré, fermé sur l’extérieur, où se déroule la première partie du film, le réalisateur oppose les scènes de vidéo de la rue où ont lieu des affrontements entre la police et les manifestants que les deux jeunes filles découvrent sur les réseaux sociaux. La violence et l’oppression se glissent dans cet espace clos quand la camarade de classe de Rezvan, le visage blessé et criblé de balles de chevrotine, survient dans l’appartement. La violence et la répression vont toucher la famille elle-même quand l’arme d’Iman, enjeu central de l’opus, car filmé dès l’ouverture du film en gros plan, disparaît. Cette disparition introduit la deuxième partie du film qui bascule dans le genre thriller, aussi, l’action évolue-t-elle avec un changement total de décor, puisque les protagonistes quittent la ville pour la campagne où la famille va se désagréger totalement, tandis que le vrai visage d’Iman se dévoilera dans toute sa monstruosité.

Ce métrage sur la répression patriarcale et la revendication de la liberté est d’une grande puissance aussi bien au niveau du propos que de la forme, mis en scène avec maestria, entre documentaire et fiction, il inclut des scènes du réel (images verticales de manifestations filmées au téléphone) et des plans séquences époustouflants, tels celui de la poursuite dans un labyrinthe, le père persécute sa femme et ses filles en les poursuivant alors qu’elles se sont enfuies de leur cachot. Cette séquence de poursuite nous renvoie directement au film «Shining» de Stanley Kubrick. La métaphore tombe sous le sens, car à travers cette fable familiale, remarquablement interprétée, le cinéaste dénonce l’autorité et l’oppression et rend hommage à la lutte des femmes pour la liberté. Sérieux candidat à la Palme d’Or, Rasoulof a dû se contenter d’un prix spécial qui a tout l’air d’un prix de consolation.

Barry Keoghan et Nykiya Adams dans «Bird» d’Andrea Arnold

Quand Coppola expérimente

Les premières graines du scénario, réécrit 300 fois, ont germé dans l’esprit du cinéaste il y a quatre décennies. La fable se focalise sur César Catilina (Adam Driver), artiste de génie idéaliste, ayant le pouvoir d’arrêter le temps. Doté d’une vision novatrice et futuriste, il tente de construire une ville utopique sur les ruines de New York. Dans cette épopée romaine au sein d’une Amérique moderne, imaginaire, en pleine décadence, Coppola prend plaisir à expérimenter, à multiplier les trouvailles à l’image de son personnage principal, César, architecte avant-gardiste, qui expérimente un nouveau matériau révolutionnaire le Megalon qu’il compte utiliser pour la reconstruction de New Rome, allégorie de New York, et en faire une utopie, une cité plus humaine, une cité écologique plus en phase avec la nature et l’environnement.

A l’évidence, le cinéaste, à l’instar de son héros en quête d’art et de création, d’innovation et d’utopie, a, lui aussi, une envie de cinéma et de création et c’est pourquoi il a investi 120 millions de dollars (372 millions de dinars) afin d’expérimenter un nouveau genre, un mélange entre péplum (l’arène et la course de chars au centre de Madison Square), drame, romance et futurisme, le tout imprégné de satire. Sur le fond, il traite de thèmes perpétuels et universels, tels la civilisation, la politique, la corruption, le culte de l’individu, l’art et la création, le showbiz, l’amour et la trahison, l’ambition, les nouvelles technologies, l’environnement et autres.   

Dans cette fable épique sur l’utopie, aux accents shakespeariens, Coppola cite «Hamlet» et «La tempête», en révélant par l’image que la déchéance des puissants et l’injustice envers le peuple sont les causes, entre autres, de la chute des civilisations. D’où l’idée du droit à la justice (scène de statues symbolisant la justice qui s’écroulent en pleine rue de New York) et à un avenir meilleur dans un monde d’espoir (scène de la naissance du fils de César et Julia).

Loin du cinéma classique de Coppola, «Mégalopolis» verse, donc, dans l’expérimentation tel ce happening, où on est surpris de voir la lumière se rallumer dans la salle au beau milieu de la séquence de conférence de presse où César présente son projet architectural. Au début, on a cru à un pépin technique, mais non, un homme monte sur scène avec un micro et pose une question à l’architecte qui explique son projet directement au public dans une séquence pré-filmée projetée sur la moitié de l’écran, tandis que l’autre moitié de l’écran est noire. Voilà de quoi nous plonger dans un état d’étonnement entre réalité et fiction. Puis les lumières s’éteignent et le film reprend. Mélange entre le théâtre et le cinéma, la réalité et la fiction ? Superposition des arts ? Le réalisateur, en tout cas, se fait plaisir et expérimente à tout va. Mais cet événement déconcertant, qui dure quelques dizaines de secondes, est-il spécifique au festival de Cannes ou sera-t-il réédité dans toutes les salles du monde où le film sera commercialisé ? Difficile à faire. 

On peut reprocher à «Megalopolis» sa complexité, son didactisme, ses personnages peu attachants, son côté bavard et kitch, quelques pesanteurs, le jeu distancié de certains acteurs, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une nouvelle expérience cinématographique aux allures testamentaires, 13 ans après son dernier film «Twixt», et d’une réflexion sur le cinéma où Coppola nous livre ses credo et énonce des valeurs, avec force références  littéraire, historique, religieuse, artistique, pour  que surviennent une humanité et un monde meilleurs. Cet héritage spirituel, intellectuel et artistique légué aux générations futures dans l’espoir que son dernier-né, «Megalopolis», devienne, peut-être, un film culte, à l’instar de «Apocalypse Now» qui, au début, a été mal accueilli par la critique à Cannes avant de repartir, ensuite, avec la Palme d’Or.    

Il est clair qu’outre l’espoir, le film se particularise par une liberté de ton au niveau de la forme très éclectique, entre collages, écran divisé en plusieurs parties, happening brisant les conventions traditionnelles du spectacle cinématographique. Mais il y a, aussi, ces beaux plans, larges ou serrés, comme celui de César arrêtant le temps du haut d’un building ou celui de la main géante qui capture la lune nous renvoyant, ainsi, «Au voyage dans la lune» de Méliès ou enfin quand César est filmé en plongée sur un énorme cadran d’horloge sur la New Rome, cela sans compter les magnifiques fusions de plans.

Ce qui est, également, marquant dans «Megalopolis», c’est que le réalisateur de la trilogie de «Le Parrain» tisse cette idée prônant que l’art et l’artiste ont le pouvoir d’arrêter le temps, et c’est d’autant plus captivant si l’on sait que le cinéma est l’art du temps par excellence, tant il a la capacité de saisir un moment, figer une expression et capturer une émotion. Peut-être que ce film indépendant, si controversé, ayant profondément partagé la critique, pourra résister au temps, comme ce fut le cas pour «Apocalypse Now», au début, si peu apprécié par la critique avant d’être couronné par une Palme d’Or et reconnu, par cette même critique, quelques années plus tard, comme l’un des plus grands films cultes du cinéma mondial. «Megalopolis», complètement ignoré par le palmarès, connaîtra-t-il le même sort ? L’avenir nous le dira.

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