Hôtel du Lac : Un édifice hors du temps

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Il y a quelques années, l’ancien hôtel du Lac situé sur l’Avenue Mohamed V a fait couler beaucoup d’encre en raison des rumeurs qui ont circulé sur sa probable démolition. Aujourd’hui s’il est toujours là, c’est grâce à des militants de la société civile qui se sont farouchement opposés à la disparition d’un des emblèmes du patrimoine architectural tunisien.

Lorsqu’on traverse l’avenue Mohamed V pour se rendre à l’avenue Habib Bourguiba ou pour bifurquer à gauche direction TGM, un édifice à l’architecture atypique dont la silhouette sombre et imposante se détache sur le ciel attire le regard : il s’agit du fameux hôtel du Lac qui a été construit au début des années 70 par l’architecte italien Raffaele Contigiani à la demande du gouvernement de l’époque. Sa forme très particulière a toujours intrigué les automobilistes, les passants et les visiteurs de passage. D’aucuns y voient une forme de pyramide inversée. Pour d’autres, l’édifice ressemblerait plutôt à un grand V ou un triangle isocèle  inversé. Cet hôtel, qui détonne pour l’époque à laquelle il a été construit  —nous nous trouvons  à quelques années après la déclaration de l’Indépendance du pays—, est  le fruit de l’imagination et de la créativité de l’architecte italien qui se positionne à contre-courant des styles et procédés architecturaux classiques de son époque.

Symbole de modernité

L’architecte n’en est pas à son premier coup d’essai en Tunisie. Maître d’œuvre de la  première compagnie aérienne tunisienne et des premiers hôtels qui voient le jour dans les villes côtières dont notamment le fameux hôtel Sindbad à Hammamet, il a, pour directive, de construire un nouvel établissement hôtelier, en adoptant un style architectural qui, non seulement, par ses caractéristiques architecturales, doit refléter le processus de modernisation dans lequel s’est engagé le pays mais qui doit, par ailleurs, rompre totalement avec le style architectural qui dominait en  Tunisie au cours du protectorat français, en l’occurrence l’Art Nouveau. L’édifice ainsi que les matériaux qui sont utilisés représentent une véritable révolution sur le plan architectural. Emerveillé par le potentiel technique que peut présenter l’acier très peu utilisé à l’époque pour la construction des bâtiments, l’architecte italien Contigiani, qui a réalisé le pavillon de la foire de Zagreb en forme de pyramide inversée, décide, bien que les contraintes techniques liées à ce type de construction soient difficiles et nombreuses, de renouveler à nouveau cet exploit architectural en décidant de construire l’hôtel du Lac en forme de V. Très loin du style art nouveau classique et raffiné des immeubles de l’ancienne ville européenne construits sous le protectorat français et qui sont, pour certains, de véritables chefs-d’œuvre, l’hôtel du Lac est réalisé dans le pur style brutaliste, un adjectif qui s’inspire de l’aspect froid voire «brutal» des matériaux utilisés pour sa construction et qui sont essentiellement le béton, l’acier, la pierre.

Georges Lucas impressionné

La construction du bâtiment, à l’aspect futuriste qui comporte dix étages et dont les chambres situées du côté de la façade sud offrent une vue panoramique sur la ville de Tunis, nécessite la réalisation de 190 pieux en béton armé qui s’enfoncent sur soixante mètres de profondeur pour que l’édifice soit solide. La structure tout en acier du bâtiment repose essentiellement sur une superposition de poutres transversales et longitudinales. Afin de conférer un effet impressionnant à l’édifice, l’architecte lui donne une orientation perpendiculaire  à l’avenue en bordure de laquelle il se trouve. Tout dans l’établissement est d’inspiration avant-gardiste : les couleurs sont vives, les sols sont revêtus de linoléum, la décoration est minimaliste et épurée, les formes des façades, des escaliers, des couloirs sont répétitives et symétriques. Georges Lucas aurait été tellement impressionné par la forme particulière de l’édifice qui accueille des invités de marque, qu’il s’en serait inspiré pour la réalisation d’un des principaux accessoires qui apparaît dans sa saga Star Wars.

La société civile monte au créneau

Mais ne bénéficiant d’aucun plan destiné à la relance face à la concurrence des nouveaux hôtels qui sont construits dans les années 90, l’hôtel, qui n’attire plus grand-monde, est contraint de fermer ses portes. Après avoir été vendu une première fois, l’établissement est racheté en 2010 par une société privée qui ne cache pas ses intentions de le démolir et de construire à sa place un hôtel plus beau et plus sophistiqué. Mais c’est sans compter la réaction de la société civile qui rejette catégoriquement l’idée que cet hôtel, qui fait partie de l’histoire et du patrimoine du pays, puisse un jour disparaître.

Entre 2013 et 2019, l’association Edifices et Mémoires et le Goethe Institut de Tunis montent au créneau  et lancent une série d’actions en collaboration avec un collectif de spécialistes et d’architectes pour sauver la bâtisse ce qui conduit temporairement à l’abandon du projet de démolition de l’hôtel qui continue aujourd’hui à dresser fièrement sa silhouette imposante sur l’avenue Mohamed V.  D’ailleurs, il semblerait que ce dernier ait encore de beaux jours devant lui. En effet, une séance de travail réunissant des responsables régionaux et un investisseur libyen vient de se tenir récemment  au siège de l’Hôtel de ville de Tunis. Ces derniers se sont accordés sur le principe de redonner une seconde vie à l’hôtel, en le rénovant sans toucher à sa structure initiale et sans apporter de modifications majeures à ses caractéristiques architecturales.

C’est encore là un enième combat de gagné afin de préserver un patrimoine fragile sur lequel continue à peser l’épée de Damoclès.

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