La dynamique touristique ne rime pas forcément avec gain ! Ce constat, absurde en apparence, trouve tout son sens dans les regards ternes et désolés des petits commerçants de la Médina de Tunis. Pour eux, été comme hiver, leur activité commerciale dépend de tout un réseau de spéculateurs, pour qui le Souk est source de manigances et d’argent facile.
11h30 en ce jeudi 6 juin 2024. A la place de la Kasbah, des bus de voyages s’arrêtent pour permettre aux touristes de profiter de petites escales dans les parages. A la Médina, des groupes de visiteurs français et autres, espagnols, arpentent les ruelles, les regards fascinés par la beauté, l’authenticité et l’effervescence du lieu, ainsi que par les produits que proposent les boutiques.
Cependant, aucun ne s’arrête pour acheter auprès des petits commerçants, ou presque ! Hassine Rhimi, petit commerçant de produits d’artisanat divers depuis plus de trente ans, prend place juste à côté de sa boutique, située à la rue El Kasbah, pour bavarder avec ses voisins et combler le vide d’une journée comme les autres. Il a entendu dire qu’en ce jour-même, deux bateaux de croisière ont accosté à La Goulette. «Les groupes ne passeront certainement pas par ici. Et même s’ils le faisaient, ce serait après avoir dépensé tout leur argent dans les grands bazars de la Médina. Ici, la dynamique commerciale est absorbée par de grands commerçants dont le nombre se compte sur les doigts de la main. La Médina recevrait aujourd’hui pas moins d’une douzaine de groupes de touristes qui emprunteront, tous, la même trajectoire, orientés qu’ils sont par des guides avides de commissions et de pots-de-vin, pour faire des acquisitions de produits de l’artisanat auprès de trois ou quatre grands bazars», indique-t-il, résigné.
Petits commerces en mal de mire
C’est que Hassine a pris l’habitude de rentrer chez lui, les poches vides. Parfois, son commerce lui apporte quelques dizaines de dinars. Ce père de famille essaie tant bien que mal de subvenir aux besoins de ses deux filles, qui poursuivent encore leurs études. Les dépenses fondamentales de ce monsieur sont en stand- by, faute d’argent. Il nous montre deux factures d’électricité impayées, comptant chacune, plus de mille dinars. «Je n’ai pas, non plus, réussi à payer les factures relatives à mon foyer et je vis dans l’angoisse de voir l’électricité coupée à tout moment», renchérit-il. Et au moment où il mettait à nu sa condition économique, un couple de touristes français entre dans la boutique, accompagné de deux petites filles. Se lamentant des conditions précaires de son pays, le touriste voudrait acheter une carte postale et rien de plus… N’ayant pas assez de monnaie à rendre, Hassine lui en fit cadeau…
Il est temps d’assainir le secteur !
Le problème qu’endurent les petits commerçants de la Médina ne date pas d’hier. «Le problème de la spéculation du marché de la Médina remonte à l’après-Indépendance. Les petits commerçants éprouvent cette injustice depuis soixante-quinze ans. Nous n’avons droit qu’aux groupes de touristes venus par avion. Les touristes qui affluent à Tunis à travers les bateaux de croisière se dirigent, pour la plupart, au village touristique de la banlieue nord. Seule une poignée d’entre eux visite la Médina pour voir la mosquée Zitouna. Une fois sur les lieux, les guides les orientent vers les rapaces du Souk pour faire des achats et en reçoivent des commissions intéressantes», explique Mohamed, commerçant de produits fabriqués à partir du bois d’olivier. Mohamed préfère garder anonyme son nom de famille pour ne pas avoir de problèmes suite à sa déclaration. «Il est temps d’assainir le secteur et de permettre aux commerçants de gagner leur vie, normalement ! Qu’on en finisse avec ces combines des guides et leurs complices, non seulement à la Médina, mais dans tous les souks de l’artisanat, y compris à Sidi Bou Saïd», ajoute-t-il.
Les guides et les «beznessas» en profitent bien !
Un peu plus loin de la boutique de Mohamed, Moez, commerçant dans le domaine de la maroquinerie, discute avec deux clientes tunisiennes. Avant le 14 janvier 2011, il louait une petite échoppe auprès d’un voisin spécialisé dans la vente des valises et des sacs à dos. Après la révolution, les conditions étaient telles qu’il ne parvenait plus à honorer ses engagements. C’est à ce moment-là que le propriétaire lui suggéra d’abolir la cloison et de gérer les deux commerces.
Cela dit, rien ne promet à Moez une activité plus rassurante. «Pour nous, tirer profit de la dynamique touristique relève de l’utopique. A chaque arrivée de bateaux, les coups de fil entre les guides—qui ne sont autres généralement que les chauffeurs des bus touristiques— et les grands commerçants implantés à Souk des Turcs, Souk El Rbaâ et à Torbet El Bey planifient, d’emblée, les éventuels bénéfices à tirer pour la journée. Et même lorsqu’ils passent devant nos boutiques, les touristes ne peuvent même pas s’arrêter, car c’est le guide qui en décide. Ce n’est qu’après avoir tout dépensé ou presque qu’ils leur permettent de voir les échoppes à leur guise, pour acheter des trucs à la somme modique de cinq ou de dix dinars tout au plus…», souligne-t-il. Et d’ajouter qu’outre les guides, les touristes représentent des proies faciles pour les «beznessas» (ou les profiteurs) qui rodent à Bab Bhar, reniflant l’argent facile chez les naïfs. «Les beznessas, poursuit-il, entrent en contact avec certains touristes et leur proposent des balades guidées pour les orienter vers les grands bazars et en recevoir des commissions». Des pères de famille comme Moez vivent dans l’angoisse et dans la précarité. « Des fois, je rentre chez moi en ayant une cinquantaine de dinars dans la poche. Mais, il y a des jours où je rentre les poches vides…», confie-t-il, amèrement.
A qui la faute ?!
Pour Ben Ghorbel, spécialisé dans la vente d’habits traditionnels pour femmes et enfants, ouvrir sa boutique n’est pas la règle. «Parfois, je n’ouvre pas la boutique parce que ça ne change pas grand-chose. C’est aux «palayet», aux grands bazars de tirer bénéfice de la saison estivale et de tout arrivage de bateaux de croisière. Aujourd’hui, neuf mille touristes ont franchi le pas sur le quai de La Goulette. Aucun d’entre eux ne passera par ici, à Souk El Attarine.
On a beau dénigrer cette situation et montrer du doigt ces combines, en vain. Personne ne s’en soucie, pas même le ministère de tutelle», indique-t-il, las, et dégoûté. La parole des commerçants de la Médina retentit comme une sonnette d’alarme contre l’injustice et les pratiques malsaines, mais aussi contre tout un réseau pour qui le «pot-de-vin» constitue la principale devise et l’unique doctrine. A qui la faute?
Aux parties concernées, qui préfèrent fermer l’œil sur la corruption ? Aux grands commerçants qui, tels des baleines, engloutissent tout ? Aux agences de voyages et leurs guides, qui préfèrent contribuer à la stagnation de centaines de commerces et, par conséquent, à la précarité de centaines de familles contre des commissions à n’en plus finir ? Ou est-ce la faute aux petits commerçants qui encaissent l’injustice, par peur sans doute ou par pessimisme? Moez, tout comme Mohamed, refuse de divulguer son nom de famille. Le sourire de complaisance qu’il dessine sur ses lèvres se trouve esquissé par un regard triste et craintif…