Les bureaucraties coloniales européennes ont créé des emplois gouvernementaux et, par extension, une classe d’administrateurs dépendant d’un système étranger. L’entreprise privée, du moins en Tunisie, a été largement négligée, ne laissant aucune place aux petites et moyennes entreprises qui constituent généralement l’épine dorsale de l’économie de la plupart des pays.
Mohamed Ali, un enseignant d’histoire exerçant dans un pays du Golfe, Raouf Chemkhi, ingénieur exerçant en Allemagne, et Rachida Ben M, médecin travaillant en France, renouent avec la même rengaine en se préparant à retrouver les chemins d’une Tunisie qu’ils chérissent intarissablement. Chaque fois qu’ils se retrouvent aux prises d’une assassine bureaucratie tunisienne, l’expérience est la même pour eux : de longs délais et des attentes interminables. D’ailleurs, Mohamed Ali n’arrive toujours pas à oublier ce qui s’est passé l’année dernière lorsqu’il a sollicité l’administration tunisienne pour enregistrer l’achat d’un terrain.
Mohamed Ali, Raouf et Rachida ne sont pas les seuls à en faire l’amère expérience. En Tunisie, des populations entières restent dépendantes des bureaucraties sclérosées, léguées par les anciens dirigeants coloniaux. En paye le lourd tribut le pays, qui se trouve de plus en plus abandonné par bon nombre de ses médecins, ses ingénieurs et d’autres hautes compétences.
Les bureaucraties coloniales européennes ont créé des emplois gouvernementaux et, par extension, une classe d’administrateurs dépendant d’un système étranger. L’entreprise privée, du moins en Tunisie, a été largement négligée, ne laissant aucune place aux petites et moyennes entreprises qui constituent généralement l’épine dorsale de l’économie de la plupart des pays.
De plus, l’indépendance n’a guère contribué à rectifier le tir, tout comme les années qui ont suivi la révolution de 2011, marquée par une frustration engendrée par la baisse de l’employabilité dans le secteur public.
Le chômage étant, hier comme aujourd’hui, l’un des principaux moteurs de l’agitation sociale, les administrations successives se sont tournées vers l’État-providence pour répondre aux aspirations de leurs citoyens.
«La création d’emplois s’est ralentie après la révolution, car l’économie n’a pas produit suffisamment d’opportunités, en particulier pour les diplômés universitaires et la population en âge de travailler», lit-on dans une note de la Banque mondiale. «Si l’Etat a cherché à compenser les citoyens en créant des emplois publics et en accordant d’importantes subventions aux consommateurs et aux producteurs, il doit encore s’attaquer aux profondes distorsions qui freinent l’économie», fait observer la même source.
Trop d’Etat et peu d’efficacité
Actuellement, la Tunisie a l’un des taux de dépenses publiques les plus élevés au monde par rapport à la taille de son économie, et l’obtention d’un prêt du Fonds monétaire international (FMI), qui fait cruellement défaut, dépend en grande partie de sa réforme.
Les subventions sur des produits tels que le pain, le café et le carburant représentent une part importante de ces dépenses – 8 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, l’année dernière. Cependant, une grande partie des coûts restants est consacrée aux salaires du secteur public, principalement aux emplois administratifs dans les ministères du pays et les entreprises d’Etat apparentées.
Les domaines traditionnels des dépenses publiques, tels que la santé, les infrastructures ou l’aide sociale, semblent, pour la plupart, être presque entièrement négligés.
Au total, environ 350.000 personnes sont employées dans le secteur public tunisien, le plus grand employeur d’un pays de quelque 12 millions d’habitants dont l’économie n’a pas réussi à prospérer sous le poids d’un petit nombre de familles qui dominent tout, des magasins d’habillement aux banques. Alors que les services publics, école publique, santé, caisses de sécurité sociale et autres sont d’une médiocrité à nulle autre pareille.
Une bureaucratie qui s’éternise
Jusqu’à présent, l’action du gouvernement central pour réduire le recrutement dans le secteur public s’est limitée à l’arrêt d’un programme visant à offrir automatiquement des emplois dans le secteur public aux diplômés souffrant de chômage de longue durée. Peu d’autres mesures ont été discutées.
Néanmoins, alors que les négociations sur les prêts et l’aide se poursuivent, les augures restent sombres. À l’heure actuelle, la dette publique s’élève à environ 90 % du PIB, tandis que le carburant et les denrées alimentaires subventionnées font l’objet d’une pénurie. L’agence de notation Fitch avait, abaissé la note de la Tunisie à CCC-, déclarant que les risques de défaut de paiement sur ses prêts internationaux étaient «élevés».
Les conséquences d’un défaut de paiement, qui devenait de plus en plus probable à mesure que le prêt du FMI n’était pas signé, auraient été catastrophiques, notamment pour les employés du secteur public. Lesquels employés n’arrivent toujours pas à se libérer des pratiques et des reflexes bureaucratiques.
La Tunisie a occupé le 66e rang dans le rapport 2020 (le dernier en date) de Transparency International sur l’indice de perception de la corruption. Pourtant, il aurait suffi d’un petit effort pour se rendre compte que les chemins du salut ne manquent pas. De ce point de vue, les réformes mises en place au Maroc, pays voisin, autrefois accablé par une bureaucratie coloniale tout aussi lourde, ont fourni un exemple pratique de ce qui pourrait être fait pour résoudre le problème. Ces dernières années, Rabat a transformé son administration, offrant des emplois très recherchés au sein de l’État à des diplômés formés et motivés.
Ainsi, la politique suivie au Maroc a fait siennes les recettes expérimentées ailleurs : adoption de lois claires et efficaces et ratification de conventions internationales en matière de lutte contre la corruption, réformes administratives inspirées des principes néolibéraux globaux et recours à des dispositifs techniques censés éloigner les usagers des fonctionnaires. L’accélération du processus à partir des années 2000 est ainsi comprise comme une condition sine qua non pour la réponse aux attentes internationales mais aussi à celles d’une société civile elle-même influencée par les organisations non-gouvernementales spécialisées sur la question de la transparence et de la lutte contre la corruption.