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Le livre de la semaine | Siestes littéraires

 

Depuis son lancement, la Bibliothèque de La Presse a publié quatre livres. Voici un choix de passages puisés dans chacun de ces volumes que nos journalistes ont aimés en plongeant dans ces livres avant leur sieste estivale.

Salammbô

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.

Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains : les boutiques de boissons chaudes fumaient, l’air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les terrasses, les bœufs que l’on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et, dans l’enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait drapé d’un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu. Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l’anéantir et l’habiter. Mais qu’y avait-il dans le Port-Militaire, défendu par une triple muraille ? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que l’Acropole, apparaissait le palais d’Hamilcar.

Salammbô n’en était plus au rythme sacré. Elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campaniens, vers les Nègres ; et chacun en l’écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s’enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait, les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; −− et pressant son cœur à deux mains, elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes.

Cent ans de Solitude

Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. Tous les ans, au mois de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part des nouvelles inventions.

Les enfants devaient se rappeler toute leur vie avec quelle auguste solennité leur père prit place au haut bout de la table, tremblant de fièvre, ravagé par ses veilles prolongées et son imagination exacerbée, et leur révéla sa découverte : — La terre est ronde comme une orange. Ursula perdit patience : « Si tu dois devenir fou, deviens-le tout seul, s’écria-t-elle. Mais n’essaie pas de mettre dans la tête des enfants tes idées de gitan ! » José Arcadio Buendia, impassible, ne se laissa pas démonter par la colère de sa femme qui, dans un accès de rage, brisa son astrolabe contre le sol. Il en construisit un autre, réunit dans son cabinet les hommes du village et leur démontra, s’appuyant sur des théories auxquelles nul ne comprenait rien, comment il était possible de revenir à son point de départ en naviguant sans cesse en direction de l’est. Tout le village était convaincu que José Arcadio Buendia avait perdu la raison.

Lorsqu’il l’identifia enfin, étonné que les morts vieillissent eux aussi, José Arcadio Buendia se sentit tout retourné par la nostalgie. « Prudencio ! s’exclama-t-il. Comment as-tu fait ton compte pour venir de si loin jusqu’ici ? » Après un grand nombre d’années passées dans la mort, le regret du monde des vivants était si aigu, le besoin de compagnie si pressant, et si atterrante la proximité de l’autre mort à l’intérieur de la mort, que Prudencio Alguilar avait fini par aimer son pire ennemi.

Il n’y avait, dans le cœur d’un Buendia, nul mystère qu’elle ne pût pénétrer, dans la mesure où un siècle de cartes et d’expérience lui avait appris que l’histoire de la famille n’était qu’un engrenage d’inévitables répétitions, une roue tournante qui aurait continué à faire des tours jusqu’à l’éternité, n’eût été l’usure progressive et irrémédiable de son axe.

« Ils sont tous les mêmes, se lamentait Ursula. Au début, on n’a aucun mal à les élever, ils sont obéissants et sérieux, paraissent incapables de tuer une mouche, et à peine la barbe leur pousse-t-elle qu’ils se jettent dans la perdition. »

José Arcadio le Second était en train d’inciter les travailleurs de la compagnie bananière à se mettre en grève. « Il ne nous manquait plus que ça, se dit Fernanda. Un anarchiste dans la famille. » La grève éclata deux semaines plus tard et n’eut pas les conséquences dramatiques qu’on craignait. Les ouvriers souhaitaient ne plus être astreints à couper et embarquer les régimes de bananes le dimanche et cette réclamation parut si légitime que le père Antonio Isabel lui-même plaida en sa faveur parce qu’il la trouvait conforme avec la loi de Dieu.

Mais les événements qui se précipitèrent de jour en jour l’empêchèrent de mettre ses desseins à exécution et, qui plus est, la firent se repentir de les avoir conçus. La guerre qui, jusque-là, n’avait été rien d’autre qu’un mot servant à désigner une conjoncture vague et lointaine, prit l’aspect d’une réalité tragique.

Le voleur et les chiens

A nouveau, il respire le souffle de la liberté, mais l’air est chargé d’une poussière suffocante et d’une chaleur insoutenable. Il retrouve son complet bleu et ses chaussures de caoutchouc, mais il n’y a personne pour l’attendre. Voici la vie qui reprend son cours, voici la porte muette de la prison qui se referme sur les secrets désespérés. (…) L’heure est venue pour que la colère éclate et se consume, l’heure est venue pour que les traîtres désespèrent jusqu’à la mort et que la trahison expie le péché de sa face difforme.»

Comment est-ce arrivé ? Et en si peu de temps ? Même un voleur n’aurait osé rêver pareil destin. Autrefois, quand j’observais une villa de cette façon, c’était pour repérer les lieux avant un cambriolage ; comment se fait-il que d’une villa j’attende aujourd’hui les signes d’une invitation ? Raouf Elouane, tu es une énigme et l’énigme doit s’expliquer, n’est-il pas étrange qu’Elouane rime avec Mahrane ?! Et qu’Aliche ait réussi par une manœuvre scélérate à me spolier des fruits d’une vie d’efforts ?

L’insoutenable légèreté de l’être

Le drame d’une vie peut toujours s’expliquer par la métaphore de la pesanteur. On dit qu’un fardeau nous est tombé sur les épaules. On porte ce fardeau, on le supporte ou on ne le supporte pas. On lutte avec lui, on perd ou on gagne. Mais au juste, qu’était-il arrivé à Sabina ? Rien. Elle avait quitté un homme parce qu’elle voulait le quitter. L’avait-il poursuivie après cela ? Avait-il cherché à se venger ? Non. Son drame n’était pas le drame de la pesanteur, mais de la légèreté. Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être. Jusqu’ici, les instants de trahison l’exaltaient et l’emplissaient de joie à l’idée de la route nouvelle qui s’ouvrait, et de l’aventure toujours nouvelle de la trahison qui l’attendait au bout du voyage. Mais qu’allait-il se passer, si le voyage se terminait ? On peut trahir des parents, un époux, un amour, une patrie, mais que restera-t-il à trahir quand il n’y aura plus ni parents, ni mari, ni amour, ni patrie ? Sabina sentait le vide autour d’elle. Et si ce vide, c’était précisément le but de toutes ses trahisons ?

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