La criminalité, au sens sociologique du terme, est une transgression des normes légales établies par une société. Cela peut aller des infractions mineures aux crimes graves. Il y a plusieurs facteurs sociaux pouvant favoriser la criminalité : soit les inégalités économiques, le manque d’accès à l’éducation et à l’emploi, ainsi que l’exclusion sociale. D’autres sont purement individuels, comme la pression de l’entourage et de la famille, l’échec scolaire et bien d’autres dont les causes sont multidimensionnelles. Abdessatar Sahbani, sociologue, s’est étalé sur ce phénomène social aussi complexe que compliqué. Interview.
Pour commencer, quel tableau dressez-vous de la criminalité dans le monde actuel, notamment avec l’émergence de la cybercriminalité ?
La criminalité est une industrie, avec son propre marché, ses acteurs et ceux qui en tirent profit. A l’ère du néolibéralisme, il est devenu important et nécessaire de créer toutes les conditions de la criminalité. La violence est un créneau très juteux pour les avocats, la médecine légale. Et le plus grand acteur dans le monde, les mass médias. Avec les feuilletons et les films qui ne diffusent que de la violence.
C’est un phénomène universel auquel aucune société ne peut échapper et qui a pris de l’ampleur avec la mondialisation si bien qu’on parle de mondialisation de la criminalité.
En Occident, on vise à réduire le phénomène de l’Under Class avec les marginaux et les exclus. Il y a deux types de criminalité ; à savoir la criminalité de l’Under class et une autre plus développée qui est la criminalité des riches qui demeure invisible. La criminalité se manifeste lorsqu’un médecin oblige son patient à se soigner dans une clinique, un professeur oblige son élève à suivre un cours particulier et bien plus encore pour constituer un phénomène de vie, amplifié par la corruption qui est une manifestation majeure de la criminalité.
En Tunisie, le degré de cybercriminalité est jugé très faible, parce qu’on n’a pas une infrastructure numérique très développée pour le contrôle et la répression. Je ne parle pas de celle au niveau de la dénonciation du harcèlement moral, physique, etc. En outre, il y a une carence des textes juridiques pour lutter contre le piratage, le téléchargement de contenus illégaux et ainsi de suite.
Comme vous l’avez signalé, en début d’année dans un média numérique, la criminalité a évolué en 2024 en Tunisie. Pour quelles raisons ?
En Tunisie, il y a une évolution de la violence sur le plan quantitatif, mais pas qualitatif. La criminalité avant d’être des décès, c’est quelque chose de prémédité et qui se manifeste aussi dans les petits détails de la vie où on ne peut plus rien faire en dehors de cette logique. En soudoyant l’administration, en donnant des pots-de-vin au point de banaliser la corruption et la délinquance… Le nombre de crimes est en train d’évoluer, mais la nature et les moyens sont toujours les mêmes. La criminalité est restée traditionnelle, avec des méthodes très anciennes comme le fait de rouer de coups, d’étrangler une personne ou d’utiliser une arme blanche.
Du reste, la criminalité en Tunisie a ses propres aspects, parce que le Tunisien n’a jamais vécu et ne pourra jamais vivre une guerre civile, par exemple, en se basant sur la mémoire collective. La criminalité est en train d’évoluer et elle va encore évoluer, parce que la méthodologie de poser la question est fausse, car on est encore dans la méthodologie sécuritaire. Ce qui ne donne rien. La criminalité, on doit la traiter dans nos écoles et dans les médias, grâce aux artistes et par le biais de la musique. Alors que les jeunes ne connaissent pas le développement personnel, les jardins d’enfants ne sont plus publics et gratuits. Les enfants sont livrés à leur propre sort.
Cette hystérie collective des Tunisiens avec la peur du lendemain et le désenchantement complique davantage les choses. Avec les festivités qui se succèdent, le citoyen tunisien doit fêter le Mouled, sinon c’est un signe de déclassement social. Du reste, personne n’a appris au Tunisien comment revoir ou changer son comportement.
Avant la révolution, y avait-il des statistiques à ce sujet ?
En tant qu’académicien, les statistiques existent, mais il y a la hantise du chiffre noir pour les familles des victimes…Ainsi, à titre d’exemple, une femme violée ne va pas dénoncer son agresseur pour qu’il soit jugé et condamné à 4 ans de prison, et ce, pour ne pas être stigmatisée durant tout le reste de sa vie. Il va y avoir donc un objectif visant à éviter toute stigmatisation pour des raisons culturelles, sociales et religieuses.
Le père de la victime du préjudice physique préfère quitter le quartier ou la ville, plutôt que d’affronter durant toutes ces années le regard des voisins et de l’entourage. La société tunisienne est conservatrice et le sentiment de honte prédomine, car il y a une identité arabo-musulmane très ancrée face à la modernité très superficielle qu’elle a traversée durant un passé récent.
Que pourrait-on faire et quelles mesures doit-on prendre pour atténuer ou réduire la criminalité dans la société tunisienne ?
Le problème n’est pas dans la criminalité, il réside dans le projet de société adopté. On avait eu, par le passé, deux grands projets de société du temps d’Ahmed Ben Salah, avec l’Etat providence et le projet de Hedi Nouira, avec d’autres aspects, qui soutient la classe moyenne et la privatisation. Par la suite, depuis les années 80, son projet a eu des difficultés énormes au niveau de la gouvernance et de la gestion. Pour le réduire, il y a trois institutions à défendre et à pérenniser ; à savoir la famille, l’école et l’institution sportive qui sont forcément devenues sources de violence.
Avant, on se disputait pour savoir qui va transporter le cartable du professeur, alors qu’aujourd’hui l’instituteur est blâmé pour les mauvais résultats d’un élève, dont le parent est prêt à en venir aux mains. On est en train de couver et de reproduire les schémas de violence du passé.
Quels sont, selon vous, les principaux facteurs sociaux qui favorisent la criminalité sous nos cieux ?
Un facteur de taille, c’est qu’on vit dans un ordre qui développe de manière extraordinaire les aspirations et les attentes, de façon démesurée et nos ambitions sont plus grandes que nos moyens. C’est le facteur prédominant, au-delà des sujets sur la petite corruption, la consommation des stupéfiants, ou la délinquance juvénile. Pourquoi existe-t-il une migration irrégulière? Parce que le Tunisien ne veut pas fuir réellement son pays, mais il recherche l’anonymat. Pour pouvoir réussir et revenir en cas d’échec.
En Europe, il commet beaucoup d’infractions et n’est pas traqué ou suivi. La dureté du quotidien et l’accès à la réussite amplifient ce phénomène. Les gens se plaignent, mais ils continuent de vivre comme il se doit, d’aller à la plage, à se rendre aux cérémonies. L’instituteur qui donne des cours particuliers, le taximan qui gonfle sa marge bénéficiaire avec le recours à une application mobile de transport sont des moyens illégaux…
La société tunisienne est trois fois millénaire. On a voulu extrapoler sur l’identité de la Tunisie de l’époque bourguibienne, alors que Habib Bourguiba est un enfant de la Tunisie et non issu de l’émigration.
Pouvez-vous nous expliquer comment les inégalités économiques influencent-elles la criminalité ?
La criminalité s’est développée de façon horizontale, avec le réseautage on est entré dans les réseaux sociaux, avec des criminels qui sont protégés, pour partager le butin en cas d’opération de vol ou de braquage. A la rue Charles Nicolle par exemple, il y a un sens interdit devant l’hôpital que seuls les taxis collectifs peuvent ‘griller’ sous couvert de protection et d’agents qui ferment les yeux.
Ensuite, il n’y a pas de suivi et de questionnements dans les dossiers sensibles, on classe l’affaire pour en finir une fois pour toutes. On est encore dans un ordre conservateur, avec beaucoup de secrets et de confidentialités et un manque de transparence.
Quels sont les risques de meurtres prémédités qui peuvent être liés au passage à l’acte suicidaire?
Le suicide en Tunisie est un phénomène passé sous silence, car, avant la révolution, on n’en parlait pas ni dans les médias, ni dans les structures officielles ou ailleurs. Le chiffre noir qu’on connaît se reflète là aussi par l’absence de données. On commence à en parler depuis la révolution.
Le problème est qu’on en parle dorénavant au point de le considérer comme un fléau quasiment méconnu de la population par le passé. Ainsi, le basculement dans la maladie peut être une cause du suicide. Il s’agit désormais de le prévenir, alors qu’on n’en parle pas suffisamment dans les émissions radio ou télévisées. On se tait sur les causes du suicide, ce qui est une attitude condamnable, notamment à garder le secret professionnel.
Est-ce que la criminalité a changé dans sa forme, avec les avancées technologiques récentes, notamment avec les jeux vidéo violents et les réseaux sociaux ?
La criminalité a changé avec la télévision et les chaînes satellitaires, avec l’Internet, la mondialisation et elle est en train de changer avec les réseaux sociaux, ce qui est normal et va de soi.
Sur le plan éducatif et institutionnel, on n’a rien fait pour développer les centres culturels ou les maisons de jeunes. Ou encore en prenant des mesures restrictives comme l’utilisation des réseaux sociaux, avant l’âge de 15-16 ans. A l’époque, on envoyait les enfants dormir à une heure non tardive pour leur apprendre la discipline. Le changement des comportements est devenu implacable.
Pensez-vous que la criminalité est en augmentation dans les sociétés modernes, ou est-ce juste une perception amplifiée par les médias qui versent parfois dans le sensationnel et le macabre ?
Dans les sociétés traditionnelles tout est étouffé, l’hyper urbanisation et l’hyperconsommation sont des composantes des sociétés modernes. L’ordre social traditionnel a perdu sa substance et sa formalité, en restant formaliste dans une société où chacun fait à sa guise.