Il y a un an, les Japonais organisaient en grande pompe à Tunis le Ticad (92 accords ont été signés, dont 6 avec la Tunisie). Pour le Japon, la Tunisie figure en bonne place des pays qui comptent en termes de coopération. De plus en plus, la Tunisie élargit aussi ses domaines de coopération avec la Chine, grâce à des projets concrets. Et la Chine, de plus en plus présente en Afrique, change la donne sur le continent. Ainsi, en 2023, les investissements directs chinois en Afrique ont-ils dépassé 40 milliards de dollars et la Chine est restée le premier partenaire commercial de l’Afrique pour la 15e année consécutive, avec des échanges atteignant 282,1 milliards de dollars.
Par ailleurs, la Tunisie, comme d’ailleurs beaucoup de pays d’Afrique, malgré les apparences, continue à travailler étroitement avec de grandes puissances mondiales, à l’instar des Etats-Unis, qui ont fourni un milliard de dollars d’aide à la sécurité à la Tunisie depuis 2011 et de l’Union européenne, qui a versé 150 millions d’euros à la Tunisie dans le cadre du Mémorandum d’entente, et avec laquelle, compte tenu de la proximité géographique, nous entretenons des relations de coopération, accord avec l’UE…avec l’Italie, etc.
Cet élan ou ce tropisme pour la Tunisie de l’ensemble des puissances mondiales et régionales vaut également pour toute l’Afrique. Avec son potentiel énorme, ses ressources minières intarissables et sa population jeune, l’Afrique est un enjeu géostratégique pour ces puissances. Par définition, les relations internationales ne sont jamais désintéressées et sont régies par des intérêts, principalement économiques, mais également géostratégiques et même parfois hégémoniques.
Comment dès lors s’assurer, dans ce contexte, de tirer son épingle du jeu et de n’être pas une simple pièce de l’échiquier géopolitiques que les Kasparov de la géopolitique pourraient mouvoir à leur guise ? Lors de la rencontre organisée à l’Académie diplomatique internationale de Tunis par l’Ites et l’ambassade de Chine sur les relations entre la Chine et l’Afrique, Sami Ben Jannet, le président de l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites), a donné un début de réponse intéressant. Il s’agit de «cultiver la souveraineté nationale». Il explique notamment que tout accord avec un tiers, que ce soit un pays, un groupement de pays ou une organisation, doit d’abord et avant toute chose servir nos intérêts.
Les inquiétudes qui… inquiètent
Dans une déclaration lors d’une rencontre virtuelle sur l’importance de «contrer l’influence chinoise et russe en Afrique du Nord» organisée au mois de juillet par le Washington Institute, l’ambassadeur américain à Tunis a estimé «les États-Unis avec la Tunisie offre des avantages supérieurs à l’influence de la Chine et de la Russie, comme une balance commerciale positive et un soutien dans la lutte contre le terrorisme».
Un mois avant, c’est Joseph Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui exprimait l’inquiétude de l’UE quant au rapprochement entre la Tunisie et la Chine, mais également avec l’Iran. C’est en fait une telle déclaration qui devrait inquiéter. Cela voudrait dire finalement, comme, nous l’avons expliqué, que ces puissances, aussi différentes soient-elles voudraient que notre pays ou plus globalement l’Afrique soit dans leur giron privé, dans leur cercle d’influence exclusif. La Tunisie et les pays d’Afrique sont parfois sommés de manière claire et crue de choisir un camp dans un monde désormais multipolaire. Donc si vous n’êtes ni une puissance mondiale, ni une puissance régionale, vous devriez choisir à coté de qui vous devriez vous ranger. Or c’est exactement ce couperet, ce piège, que devraient éviter notre pays et l’ensemble des nations africaines. Et on revient alors à la question de la souveraineté, sur laquelle insiste d’ailleurs, à chaque occasion, le Président de la République.
Le transfert technologique
Lors de la même rencontre à Tunis, le secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger, Mohamed Ben Ayed, donne aussi une piste de réflexion intéressante en insistant, en présence de l’ambassadeur de la République populaire de Chine, son excellence Wan Li, que les projets entre l’Afrique et l’Afrique devraient, outre le volet de l’infrastructure, englober des projets à forte valeur ajoutée. Le secrétaire d’Etat pense bien évidemment au transfert technologique (là où beaucoup de travail reste à faire).
Comme nous l’avons très bien vu ces dernières années, voire ces derniers mois, l’intelligence artificielle par exemple est un enjeu capital, et les experts sont unanimes : les pays qui ne développeront pas leurs propres outils d’intelligence artificielle augmenteront leur dépendance et accentuerons leur retard par rapport aux pays qui auront développé l’IA.
L’idée maitresse, c’est que chaque puissance, qu’elle soit américaine, européenne, chinoise ou autres, cherche à intégrer la Tunisie dans sa sphère d’influence. Ce que la Tunisie et, plus largement, l’Afrique, doivent éviter à tout prix, c’est de tomber dans le piège de devoir choisir un camp. Dans ce monde multipolaire, l’indépendance stratégique est plus cruciale que jamais. Les théoriciens de la souveraineté expliquent qu’elle repose sur trois principes : l’unité, l’indivisibilité et l’inaliénabilité. Le principe de l’inaliénabilité de la souveraineté est d’ailleurs un pilier du droit international public. Il signifie que chaque État est maître de lui-même et décide souverainement de ses affaires intérieures et extérieures. La Tunisie et les autres nations africaines doivent, plus que jamais, s’attacher à leur souveraineté avec ténacité, face aux pressions des grandes puissances. Le tout, avec un seul leitmotiv : l’intérêt de nos peuples.