Rappeler les péripéties de la guerre d’indépendance de l’Algérie en seulement quelques pages n’est guère simple ni aisé car de quoi pourrais-je parler sans omettre des évènements fort importants? D’attentats répétés ? de combats renouvelés ? de tortures et de destructions systématiques ? des rébellions civiles et militaires ? des tentatives de coup d’Etat ? d’exode d’une population entière ? des regroupements forcés de milliers de familles ? des tentatives d’infiltration de part et d’autre ? des milliers de hauts faits d’armes ? des conditions matérielles, sociales et morales où l’action a germé ? des Hommes par qui cette guerre fut méditée, préparée, conduite et exécutée ? L’ayant, en partie, et modestement vécue un certain temps, d’assez près et en observateur attentif, je vais essayer d’en traiter quelques points forts.
Et pour commencer, je constate que si l’insurrection dont la préparation a été dure, la conduite pénible, et le résultat fantastique, c’est surtout grâce au courageux et héroïque peuple algérien qui, malgré tout ce qu’il a enduré durant les huit années de guerre, et malgré le très grand nombre de martyrs, a eu la patience d’Ayoub, a tout supporté et il n’a rien abandonné jusqu’à l’accomplissement de son objectif ultime: l’indépendance nationale totale.
En fait, la décennie des années 50 du siècle dernier a été celle de la révolte et de la rébellion des trois pays maghrébins pour leur indépendance : en effet, si la Tunisie a ouvert la marche pour la liberté en 1952, le Maroc a suivi en 1953 et l’Algérie l’a clôturée en 1954.
Le mouvement qui a lancé l’Algérie, colonie française à l’époque, dans une guerre de huit ans et lui a donné la liberté a été l’œuvre de sept hommes, au départ dépourvus de troupes, d’armes, d’argent, d’appui extérieur et même de soutien populaire. Il s’agit des notables Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudhiaf, Rabah Bitat, Larbi Ben Mhidi, Krim Belgacem, Didouche Mourad et Mustapha Ben Boulaid. Ces sept hommes n’étaient ni fous ni inconscients et ils savaient qu’ils auraient à se battre contre la toute-puissance coloniale française, contre son armée, contre sa police et aussi et surtout contre le million de colons français vivant en Algérie.
Sans rentrer dans les détails des difficiles et complexes démarches préparatoires qui ont duré assez de temps et qui sont passées par des hauts et des bas, on peut affirmer que jamais révolution n’aurait vu le jour avec si peu d’hommes et si peu de moyens sans l’inébranlable détermination de ses enfants.
L’Armée de libération nationale, créée par le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (Crua), en 1954, avec, au départ, très peu d’hommes, constitua le bras armé du Front de libération nationale (FLN) qui mènera, de 1954 à 1962, la guerre contre la présence coloniale française en Algérie. La lutte fut menée aussi bien dans les grandes villes que dans les campagnes les plus reculées du pays et elle passa, au départ, d’une armée de partisans de 2.000 à 3.000 hommes mal armés et peu équipés mais déterminés, à une armée presque conventionnelle au fur et à mesure que la guerre se prolongeait. Le pays fut divisé en 6 wilayas ou régions militaires (l’Algérois, les Aurès, le Constantinois, la Kabylie, l’Oranie, le Sud algérien), Alger formant, à part, la zone autonome d’Alger; à la tête de chacune d’elles était nommé un chef qui était subordonné, hiérarchiquement, au chef d’état-major général. Le congrès de la Soummam, tenu en août 1956, organisa les structures du mouvement insurrectionnel et lui élabora un programme. Il fixa, par ailleurs, les objectifs et les lignes de conduite de l’ALN et qui étaient ainsi formulés :
1- La poursuite de la lutte de libération jusqu’à l’indépendance,
2- La poursuite de la destruction des forces de l’ennemi et la récupération de ses équipements, armes et munitions,
3- Le développement du potentiel matériel, moral et technique des unités,
4- La recherche du maximum de mouvement et de dispersion, avec rapidité de regroupement pour reprendre l’offensive,
5- Le renforcement des liaisons entre les positions, les chefs et les unités,
6- Le développement des capacités de recherche de renseignements sur l’ennemi et sur la population,
7- Le développement du réseau d’influence du FLN auprès du peuple pour en faire un appui sûr et constant,
8- Le renforcement de la discipline dans les rangs des combattants,
9- Le développement de l’esprit de sacrifice, de fraternité et d’équipe parmi les combattants,
10- Le respect des principes de l’islam et des lois internationales lors de la destruction de l’ennemi.
Aussi, quelques règles de conduite et principes ont été, dès le départ, instaurés :
a- Primauté du politique sur le militaire,
b- Primauté de l’intérieur sur l’extérieur.
Quant au combattant de l’ALN, il doit être un homme très endurant, capable de se déplacer à une allure considérable. Sa vitesse de mouvement dans les djebels devrait être supérieure à celle des meilleurs éléments militaires ennemis. Dans son secteur d’action, il était renseigné sur les déplacements de l’ennemi et choisissait le lieu et le moment du combat à son initiative. Il doit se rendre insaisissable grâce à une mobilité constante et par une dispersion aussi grande que possible, le regroupement ne devant avoir lieu que pour lancer une attaque. Les effectifs n’étaient pas, tous, des combattants car il y avait aussi les « mousabbilines», ces petits groupes chargés du sabotage ou du soutien logistique et qui continuaient à vivre dans leurs villages ou leurs mechtas. Les uns et les autres ne sauraient subsister sans la participation des collecteurs de fonds, d’organisateurs de caches de vivres, d’armes et de munitions ainsi que des informateurs et guetteurs chargés de déceler les mouvements ennemis en cours ; ils sont connus sous l’appellation de « choufs ». Les combattants étaient souvent des professionnels dont la formation a été acquise soit, comme certains parmi les chefs historiques (Houcine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Krim Belgacem, etc.) dans l’armée française, soit en suivant une formation militaire en Tunisie, en Egypte ou en Libye.
Le FLN a pu organiser, en Tunisie et au Maroc, ses propres centres militaires d’instruction. De même, après le déclenchement du conflit, un bon nombre d’officiers algériens, de grande qualité professionnelle et servant dans l’armée française, ont déserté leurs unités stationnées en Allemagne et en France pour rejoindre l’armée algérienne des frontières, implantée en Tunisie. D’ailleurs, les dirigeants de la Révolution, contraints de sortir du territoire national dès juin 1957, vont s’efforcer d’organiser les unités extérieures et de les engager dans les combats souvent meurtriers contre les lignes barrages électrifiées Challe et Morice installées par l’armée française le long des frontières tuniso-algériennes entre les deux communes d’El Kouif et Negrine dans la wilaya de Tébessa au sud, et la mer au nord. A cet effet, 2 Comités d’organisation militaire (COM) ont été créés, l’un à l’est (Tunisie) confié au Colonel Mohammedi Said et l’autre à l’ouest (Maroc) confié au Colonel Haouari Boumedienne. Les barrages électrifiés frontaliers installés par l’armée française n’ont pas été appréciés, au début, à leur juste valeur par les chefs de guerre algériens, et ont entraîné des batailles frontalières particulièrement meurtrières.
Quant aux effectifs de l’ALN, alors qu’ils étaient près de 4 à 5000 guérilleros, un an après le déclenchement des évènements, organisés en bandes armées régionales pour ne pas dire tribales, ils se sont développés, dès 1958, et permettaient au FLN d’aligner entre 25 et 30.000 combattants soutenus par toute la population. Les armes utilisées durant les premiers mois de l’insurrection n’étaient composées que d’armes de chasse et de quelques armes de récupération datant de la Seconde Guerre mondiale. L’armement commençait à se développer au fur et à mesure de l’évolution du combat. C’est ainsi que l’ALN a pu obtenir des armes plus performantes en les récupérant auprès de l’ennemi en organisant des embuscades d’une part et, d’autre part, en les acheminant clandestinement à travers les frontières, essentiellement tunisiennes (fusils semi-automatiques, pistolets mitrailleurs, bazookas, mortiers, mitrailleuses, grenades, mines et explosifs). Sur le conseil des Chinois, les dirigeants de l’ALN ont constitué une artillerie dans le but de harceler les barrages électrifiés Morice et surtout Challe pour créer des brèches permettant l’infiltration d’éléments chargés de convoyer dans les zones de combat, armes et équipements destinés aux unités de l’intérieur. D’autre part, c’est à partir de 1959 que les mortiers de 81mm ont été introduits dans les unités combattantes algériennes. Ceux-là ont été utilisés, à profusion, et chaque bataillon a été doté de deux mortiers de 81 et de deux mortiers de 60. A partir de 1960, les mortiers lourds de 120, les canons de 106 SR, de 75 SR et de 37 SR ont été introduits dans l’arsenal de l’ALN. L’artillerie de l’ALN a harcelé les éléments français déployés près des barrages, le long de la frontière tunisienne depuis 1959 et ce harcèlement prend une importance significative à la fin de 1961. Les difficultés de franchissement des barrages et l’observation aérienne ont empêché le FLN d’introduire de l’artillerie à l’intérieur de l’Algérie. En revanche, des mitrailleuses anti-aériennes ont été employées avec efficacité contre les aéronefs.
Soucieux de ne pas dépendre, essentiellement, que des marchés d’armement étrangers, le FLN a pu se procurer l’assistance de techniciens et de spécialistes venus de France, de Grande-Bretagne, de Grèce, des Pays-Bas, d’Allemagne et même d’Argentine, qui l’ont aidé à fabriquer des armes légères et semi-lourdes, essentiellement au Maroc où des ateliers ont été créés à :
1- Tétouan en 1958 (fabrication de grenades) ;
2- Souk el Arba en 1958 (bombes, grenades et bangalores) ;
3- Bouznika en 1958 (bombes, grenades et armes blanches) ;
4- Skhirat en 1960 (fusils, PM Mat 49 et armes blanches) ;
5- Mohammedia en 1960 ( mortiers de 45, 60 et 81mm). Dix mille PM « made in ALN » ont été fabriqués et testés dans des tunnels créés, sur place à cet effet, alors qu’en Tunisie, un atelier de réparation d’armes et de fabrication de cartouches fut installé à Djebel Jeloud (banlieue sud de Tunis).
En outre, et dans un souci d’efficacité, un commandement unique a été créé sous l’appellation d’État-major général, en décembre 1959, et confié au Colonel Houari Boumedienne dont le poste de commandement fut installé en Tunisie, à Ghardimaou, tout près des frontières. Le Colonel Boumedienne a aussitôt entrepris la réorganisation de l’armée algérienne implantée en Tunisie dans les trois gouvernorats montagneux et couverts de forêts qui sont ceux de Souk el Arba (aujourd’hui Jendouba), du Kef et de Kasserine. Il a aussitôt procédé à une sérieuse reprise en mains de toute l’organisation militaire, à mettre de l’ordre en son sein, exploitant les compétences de la bonne douzaine d’officiers, pour la plupart des capitaines chevronnés et de grande valeur, qui ont déserté l’armée française mais qui ont été, au début, marginalisés par l’ALN pour les raisons qu’il n’est pas difficile d’imaginer. Ces officiers que nous avons connus à la frontière, dont les Capitaines Chabbou, Moh. Zerguini, Sliman Hoffman, Bouthella, Abdelmoumen, Ben Cherif, etc. ont été rejoints par une douzaine de lieutenants qui étaient nos camarades de promotion à l’Ecole militaire de St Cyr en France et qui ont déserté l’armée française, utilisant des passeports tunisiens, dont mon ami feu Abdelmajid Lellahoum, qui sera, après l’indépendance, successivement, directeur du protocole de la Présidence, ministre du Tourisme, secrétaire général de la Présidence de la République et ambassadeur), et Bouzada, Khelil, Agoun… Ceux-ci et ceux-là ont été chargés de l’encadrement de l’Etat-major général, des centres d’instruction et de l’Ecole des cadres installée à la ferme Beni (à 15 km du Kef), des services logistiques et de l’inspection. En très peu de temps, l’armée des frontières, composée de guérilleros, était devenue presque une armée régulière, avec tous ses qualificatifs.
J’ai personnellement connu et côtoyé l’ALN sur le champ de bataille puisque ma première affectation, à mon retour de St Cyr, fut, en 1958, Sakiet Sidi Youssef, à la frontière tuniso-algérienne. Ce fut au mois d’avril, deux mois après le bombardement de ce village par l’aviation française, le 8 février 1958, en représailles au soutien que fournit la Tunisie à la rébellion algérienne. Un bataillon ALN commandé par le Commandant Hamma Loulou, avait ses campements dans la région d’oued Zana, en Tunisie, à près de 10 km au nord de Sakiet. Mon secteur de responsabilité couvrait près de 75 km de frontières et mon poste de commandement situé à Sakiet me permettait de contrôler mes quatre postes dont deux étaient au nord de Sakiet (Ain Om Jra et Oued Zitoun) et deux autres au sud (Ain Karma et Oued el Malah). Un poste français, celui d’El Gouared (ancien poste des gardes forestiers) de la valeur d’une compagnie se trouvait à vol d’oiseau, à près de 300 mètres de Sakiet. Mon P.C, installé à la lisière nord-ouest du village de Sakiet Sidi Youssef, occupait les hauteurs qui me permettaient de contrôler, par l’observation et par le feu, tout le secteur côté algérien dont le poste français. Les travaux d’organisation du terrain nous facilitaient l’usage des casemates reliées par des tranchées ainsi que le déplacement en toute sécurité. Le lendemain de mon arrivée à Sakiet et vers 22 h 00 et alors que je m’apprêtais à me reposer, je fus surpris par un tir nourri de mitrailleuses en direction du poste français, tir précédé d’obus de mortiers dont certains tombaient aux alentours de ce même poste. J’ai compris que c’étaient les combattants de l’ALN qui, outrepassant les consignes du gouvernement tunisien de ne pas attaquer les postes français tout proches de la frontière, pour éviter toute polémique avec les autorités françaises, l’ont quand même fait. C’était aussi la première fois que le mortier de 81 était employé par l’ALN. Le poste français était appuyé par une batterie d’artillerie installée sur la route de Souk Ahras et implantée à Bordj Meraou, à près de 10-12 km en arrière. La riposte du poste français ne s’est pas fait attendre ainsi que l’appui de l’artillerie qui n’a pas tardé. Etant pratiquement en plein dans la zone de combat, nous recevions, de temps à autre, et des rafales de mitrailleuses, et des obus d’artillerie et de mortiers, d’un côté comme de l’autre. C’est ainsi que j’ai subi, assez rapidement, mon baptême du feu. Cette attaque a duré près de deux heures. Comme nous occupions une position géographiquement dominante, nous avons pu suivre tout le déroulement de l’opération. Nous étions assez bien protégés par nos casemates malgré les balles perdues et les tirs de l’artillerie française. Ces tirs, ceux de l’artillerie française, ont été effectués, à un certain moment, sur le poste français lui-même, certainement à sa demande, avec des obus fusants, au moment où les combattants ALN allaient donner l’assaut sur le poste. C’est ce qui a sauvé le poste français d’être, entièrement, investi ce soir-là. Mes soldats et moi-même, nous fûmes les témoins privilégiés de l’admirable courage et de l’impressionnant esprit de sacrifice démontré par les combattants algériens. Le poste français était commandé par le Capitaine Lacasse qui sera, 20 ou 25 ans plus tard, Chef d’Etat-major de l’armée de terre française.
Le gros des troupes de l’ALN en Tunisie était implanté dans les régions les plus montagneuses et les plus couvertes de forêts du pays, donc les plus sûres, dans les gouvernorats frontaliers de Jendouba, du Kef et de Kasserine, avec des postes de commandement d’unité à El Mankoura, au Djebel Dinar, à Ghardimaou, un centre de santé avec un hôpital de campagne au site archéologique de Chemtou. Quant au gouvernorat du Kef, l’implantation des unités ALN était au Djebel Soudane et Ain Zana, à Garn Halfaya, au Djebel Sidi Ahmed et à Ain Anègue. Deux bases logistiques se trouvaient au Kef et à Tajerouine et la base principale à Tunis. Le bataillon de Djebel Soudane et Ain Zana a été déplacé en 1959 pour des raisons particulières, au Djebel Chaambi (gouvernorat de Kasserine) et ce sont les combattants de l’ALN qui, pour se protéger du froid de cette haute montagne, y ont creusé des dizaines de grottes. La présence de l’ALN en Tunisie durera jusqu’à la signature des accords d’Evian en mars 1962 et les préparatifs du retour en Algérie débutèrent alors. Rentrée en Algérie, elle est devenue l’Armée nationale populaire et un grand nombre de moujahidine ont souhaité être démobilisés. Par contre, les cadres supérieurs ont participé à la mise sur pied des rouages du nouvel Etat algérien et leurs nouvelles missions étaient devenues tout à fait différentes de ce qu’elles étaient mais tout aussi passionnantes.
Toutefois et d’après le ministère algérien des anciens combattants, 132 290 Algériens ont servi dans l’ALN et 71 392 sont morts au champ d’honneur et sont, en conséquence, des martyrs qui se sont sacrifiés pour la patrie. Que Dieu les accueille dans son Eternel Paradis.
En France, la guerre d’Algérie a été la cause principale du retour du Général de Gaulle au pouvoir en 1958 et la chute de la IVe République. Après avoir donné du temps à l’armée française pour, comme il l’avait dit lui-même, « écraser » la rébellion algérienne en utilisant tous les moyens à sa disposition, de Gaulle, constatant que cette mission était impossible à remplir, se résigna finalement à permettre au peuple algérien de décider de sa propre autodétermination en tant que seule issue possible du conflit. Organisé le 5 juillet 1962, le référendum consacra l’indépendance de l’Algérie.
Ce que tout le monde appelait « l’armée des frontières », l’ALN avait un effectif variant entre 28 et 30 mille hommes dont 8 mille au Maroc et 22 mille en Tunisie. Heureusement qu’elle était là pour maintenir l’ordre et la sécurité en Algérie, après l’indépendance, lorsque le pays a été abandonné à son sort par les forces de l’ordre françaises, tout de suite après le référendum du 5 juillet 1962.
La trentaine de mes camarades de la promotion «Bourguiba», des jeunes officiers âgés de vingt-deux à vingt-cinq ans ont été, à leur sortie de St Cyr, directement affectés aux unités frontalières tuniso-algériennes; reconnaissons que la guerre d’indépendance de l’Algérie nous a formés, nous a aguerris et nous a rendus d’énormes services. En effet, en nous trouvant sur la frontière pour la sauvegarde de l’intégrité et de l’invulnérabilité de notre pays, en montant des embuscades, de jour comme de nuit, pour empêcher les harkis de poser des mines sur nos pistes frontalières ou de s’approcher des camps de l’ALN à la recherche de renseignements, en interdisant aux forces françaises de violer le territoire tunisien, pour l’observation ou à la poursuite d’éléments de l’ALN, nous avons, et malgré notre jeune âge, enrichi notre expérience et vite appris notre métier, celui de commander des hommes, en situation opérationnelle, et de devenir, assez rapidement, des chefs.
Nous, les jeunes officiers qui avons été affectés, à la fin de notre formation à l’Ecole militaire de St Cyr, aux unités implantées à la frontière tuniso-algérienne, avons été les témoins privilégiés de la première visite effectuée le 18 avril 1962 par les cinq chefs historiques du FLN qui, libérés par la France suite aux accords d’Evian du 18 mars 1962, à la région des frontières où se trouvaient et les réfugiés algériens et le gros des troupes de l’ALN. Ils ont été accueillis à 18 km du Kef par les gouverneurs du Kef, de Jendouba et de Kasserine ainsi que par les commandants des 8e, 2e et 3e bataillons tunisiens implantés le long des frontières. Les chefs historiques ont été reçus dans une liesse indescriptible par la population du Kef et par les nombreux réfugiés algériens. Monsieur Ben Bella et ses quatre compagnons (Houcine Aït Ahmed, Mohamed Khider, Mohamed Boudhiaf et Mustapha Lachraf) étaient naturellement accompagnés du Colonel Haouri Boumedienne, le chef d’état-major général de l’ALN. Après une pause au siège du gouvernorat du Kef, ils se sont rendus ainsi que leurs invités tunisiens, au Centre d’instruction de l’ALN de Mellègue. Reçus par le Commandant Sliman Hofman qui leur rendit les honneurs, ils assistèrent à un défilé d’unités de l’ALN suivi d’une démonstration de tir et d’un exercice de combat rapproché. Les leaders algériens se sont rendus ensuite à Thala et à Sakiet Sidi Youssef avant de rejoindre Ghardimaou, chef-lieu du poste de commandement du Colonel Boumedienne.
Je voudrais, en cette heureuse occasion, celle du 70e anniversaire de la Révolution algérienne, saluer tous les cadres algériens que nous avons, mes camarades et moi, connus à la frontière et avoir une pieuse pensée pour tous ceux qui, parmi eux, nous ont quittés pour un monde meilleur. Je citerais, entre autres, les Colonels Haouari Boumediene (le 2e président de la République algérienne), les Colonels Tahar Zebiri, Mohammedi Said, Yahiaoui, les Commandants Abderahmane Ben Salem, le futur président Chedli Ben Jedid (le 3e président) que nous connaissions sous le nom de Commandant Chaieb Rassou parce qu’il avait des cheveux blancs malgré son jeune âge et dont le bataillon était implanté à Ain Soltane (située entre Aïn Draham et Ghardimaou tout près des frontiéres), Kaied Ahmed, Salah Soufi, Hamma Loulou, Mohamed Zerguini, Abdelkader Chabbou, Bouthella, Ben Cherif, Abdelmoumen, nos dix camarades de promo dont Abdelmajid Lellahom, Bouzada, Khelil… et la liste est longue.
De la guerre d’Algérie, de nombreux enseignements peuvent être tirés : d’abord la volonté, ensuite la détermination et enfin le courage et le défi. Nos frères algériens, les jeunes qui ont planifié et réussi cette insurrection, et qui, pour certains n’ont pas eu la chance d’en voir la fin, ont éminemment entendu et retenu l’avertissement de l’immortel poète tunisien Aboulkacem Echabbi qui a dit, 20 ans plus tôt, dans son célèbre poème « La volonté de vivre » : « si quelqu’un ne souhaite pas escalader les montagnes… alors… il passera toute sa vie au fond des trous ». D’autre part, et pour apprécier la détermination des chefs historiques, je rappellerais la boutade du jeune Mohamed Boudhiaf, le président assassiné à Annaba qui, insatisfait de l’immobilisme du M.T.L.D, le parti du vieux Messali Hadj et des querelles intestines entre les chefs de ce mouvement, boutade qu’il lança, quelques semaines avant la date fatidique du 1er novembre 1954, à MM. Lahouel et Mhamed Yazid, deux grands militants de ce même parti et du FLN : « Ecoutez-moi vous deux, la révolution, elle se fera… Avec ou sans vous… Avec ou contre vous…C’est inéluctable……la machine est en marche, rien ne pourra maintenant l’arrêter, la révolution se fera… même avec les singes de la Chiffa », la Chiffa étant une région montagneuse, non loin d’Alger, où il y a encore, à ce jour, des singes presque domestiques. La guerre d’Algérie restera parmi celles qui confirment encore une fois, si besoin est, que rien, même pas les armées les plus puissantes et les mieux équipées, ne peut venir à bout de la volonté et de la détermination d’un peuple qui se bat pour sa dignité, sa liberté et son indépendance ; belle leçon à rappeler, peut-être jamais assez, aux jeunes Tunisiens.
Je conclus ce modeste témoignage par l’hommage que méritent les dizaines de milliers de martyrs qui se sont sacrifiés pour que l’Algérie soit libre et indépendante. Comme épilogue, je ne peux trouver mieux que cette phrase citée à la fin de la proclamation du FLN du 1er novembre 1954 : « La lutte sera longue mais l’issue est certaine ». Et c’est ce qui a été bien concrétisé dans les faits, walhamdou lellah.
le Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM:
-Ancien Lt, commandant du secteur frontalier de Sakiet (1958-61),
-Ancien Lt colonel, Breveté de l’Ecole supérieure de guerre de Paris (1973-75),
-Ancien Lt colonel, commandant de la brigade saharienne (1976-80),
-Ancien colonel, attaché militaire auprès de notre ambassade à Rabat (1980-83),
-Ancien colonel, sous-chef d’état-major de l’Armée de terre (1983-86),
-Ancien gouverneur de Sidi Bou Zid puis du Kef (1990-93).