Le rôle du poète et sa mission, le monde, l’autre, l’alter-ego féminin, l’amour et ses formes, Cocteau, Senghor, Césaire, Edouard Glissant et Rilke… le poète à cœur ouvert.
D’après-vous, le poète aurait-il un autre rôle à accomplir dans le monde à part émouvoir et donner à rêver ?
C’est l’espoir qui pousse le poète à écrire le poème. La poésie rétablit la plénitude, l’évidence, la confiance, face à ce qui apparaît comme irréversible. C’est la poésie qui pourra redonner à l’être la responsabilité face à la nature, à la pollution, à la société de consommation, aux problèmes de la mer, de l’eau et des villes. Le poète est présent. Il se situe face aux grands problèmes de notre temps, en récupérant la voix qui, autrefois, parlait dans les rues, sur les places, au bord de la mer, sur les planches de la scène. Yves Bonnefoy nous rappelle que la poésie est participation, intuition, lecture de la réalité, acte mystique projeté dans le réel, présence totale du et au monde. L’expérience d’enfant du poète n’est pas un divertissement, mais une lignée d’engagement, sur les traces de la mémoire, celle de tout être, et de tous les temps. Seul le poète pourra changer la vie, même aux moments les plus terribles de l’humanité. La poésie sauve le monde. Elle s’achemine sur le chemin de l’oubli pour mieux crier la vérité, dans le silence de l’histoire. Elle est mémoire et actualité, formulation, image et existence pleine, instant et chemin de la conscience, projet et aveuglement, oubli et ouverture, sens de la vie et de la mort et joie enfantine, ciel et nuages, printemps et chaleur du lieu. La poésie devient la garantie du rapport de l’être au monde. Elle nous annonce que science et poésie peuvent s’allier, pour lui redonner le chemin du cœur, dans le labyrinthe des périls qui sont devant nous.
Il semble bien que la poésie soit de plus en plus en déclin. Quelles en sont les raisons d’après vous ?
Si la poésie est irremplaçable, ainsi que la plupart des poètes se donnent la peine de le confirmer, il se pose un immense problème, celui de la nécessité de son enseignement, et de comment l’enseigner. Sauf les noms universels, la poésie «est absente de tous les manuels, à moins que nous n’appelions manuels les anthologies», d’après Roberto Juarroz. Comment éviter le «montage de mots» dans l’enseignement de la poésie ? Ce n’est plus le temps de «comptines naïves et fantaisistes», mais celui de l’accueil de la poésie vivante, d’hier et d’aujourd’hui. En 2010, un numéro de la revue «Le Français aujourd’hui», précisément intitulé Enseigner la poésie avec les poèmes, pose la question avec clarté. Il ne suffit pas de reconnaître une grande importance à la poésie dans les programmes. Il faut la pratiquer d’une certaine façon, faire poésie avec les étudiants, mettre le poème au cœur de l’enseignement de la poésie. Le langage doit revenir dans toute sa force. Le danger de la sortie du langage est là. Yves Bonnefoy le craint ouvertement. La poésie doit sortir de l’utile. «Expliquer un poème, n’est-ce pas ruiner sa valeur poétique ?». Un poème est comme une partition musicale. Il faut l’écouter, le sentir, le relier à un immense réseau intertextuel–Roland Barthes, Julian Kristeva, Michael Riffaterre, Gérard Genette. Pour Jean-Pierre Richard, «lire, c’est sans doute provoquer ces échos, saisir ces rapports nouveaux, lier les gerbes de convergence».
La poésie n’est pas en déclin, autrement est en déclin l’homme.
Votre poésie célèbre l’amour sous toutes ses formes. Comment expliquez-vous tout cet engagement en faveur de l’être féminin ?
Malgré les galons qu’elle avait déjà gagnés vers 1970, dans les revues de poésie et dans la bataille en faveur de la poésie, la femme ne donne pas vraiment sa contribution. Elle n’entre pas dans la bataille. Dans les revues, dans les collections, dans les maisons de poésie, la femme est peu présente. Elle dirige rarement une maison d’édition. Il est rare qu’elle fonde et dirige des groupes littéraires. Je partage le cri de Marie Etienne : «A qui la faute ? Pas forcément aux hommes. Pas forcément à ceux qui nous entourent et qui souvent nous aiment bien. Alors, sortons de nos maisons, mais attention, la rue, c’est dangereux, la plume n’y suffit pas, ou alors il nous faut une plume acérée. Un stylet ?». La femme ne doit plus être rare en poésie. Qu’elle se lève donc, qu’elle dise, qu’elle crie, qu’elle travaille. On ne sait pas encore ce dont elle est capable avec sa liberté . Qu’elle en prenne conscience avec force. Le monde a besoin de la voix et de la parole des femmes.
Auriez-vous un poète italien ou français, classique ou moderne, qui vous aurait particulièrement influencé ou marqué ?
Si vous voulez parler des auteurs du XXe siècle, la liste est au fond très simple : Guillaume Apollinaire, C, Victor Segalen, Francis Ponge, René Char, Pierre Emmanuel, Alain Bosquet, Jean Cocteau, Raymond Queneau, Emile Nelligan, Léopold Sédar Senghor, Gaston Miron, Aimé Césaire, Jean-Claude Renard.Si vous voulez parler des auteurs actuels, je vous donne les noms suivants, en m’excusant auprès des amis que j’oublie : Philippe Jaccottet, Marie-Claire Bancquart, Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Jean Echenoz, Claude Esteban, Béatrice Bonhomme, Michel Houellebecq, Vénus Khoury-Ghata, Jean Orizet, Pierre Oster, Jacques Roubaud, Salah Stétié, Christian Prigent, André du Bouchet, Hélène Dorion, Tahar Ben Jelloun, Marie-Claire Blais, Edouard Glissant, Jude Stefan, Paul-Louis Rossi, Marie Etienne, Dominique Fourcade, Hédi Bouraoui, Jehan Despert, Nicole Brossard, Naïm Kattan, Claude Beausoleil, Paul Mathieu. Pour les poètes italiens je me situe sur la lignée de Pétrarque, de l’Arioste, du Tasse, de Ugo Foscolo, Giacomo Leopardi, Govanni Pascoli, Umberto Saba, Giuseppe Ungaretti, Eugenio Montale, Pier Paolo Pasolini, Andrea Zanzotto. Si vous voulez connaître mon axe privilégié, je vous dirai que je me place plutôt du côté de Leopardi, Ungaretti, Saba et Montale, pour l’Italie, et de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Apollinaire et Bonnefoy, pour la France.
En vous appuyant sur votre immense expérience poétique, Auriez-vous comme, par exemple Rainer Maria Rilke («Lettre à un jeune poète»), des conseils à donner aux jeunes qui s’essayent à la poésie ?
Le poème doit être écouté, mâché, mémorisé par la bouche. Pas d’exercice intellectuel. Fabrice Midal commente : «La poésie se refuse aux discours des fossoyeurs professionnels : les universitaires, les critiques et autres hommes et femmes d’institutions qui savent généralement de la poésie si peu, même si d’en discourir, ils en ont fait leur métier». Henri Meschonnic aurait approuvé de tout cœur ces déclarations-là, tout en étant un universitaire, sui generis, c’est vrai, comme nous le savons. Rainer Maria Rilke est précis, à ce propos : il faut lire peu d’«ouvrages critiques ou esthétiques». Un poème c’est l’innocence de la langue. Il faut entrer dans son texte, proclame Henri Meschonnic, pour inviter à sa lecture, sans explications, sans «des tonnes d’informations compliquées». Le poème s’adresse au lecteur, l’invite, lui parle. Le lecteur n’a absolument pas besoin des jargons illisibles de telle critique. Il sait que «la vie réelle est dite d’abord par la poésie», qui contient la vie elle-même du poète. Il approche petit à petit le rythme, le corps, la substance, la matière du poème. Le feu du poème le brûle, le rend sympathique — en sympathie—, le fait devenir poète, lui aussi. Le poème n’a ni slogans ni descriptions objectives, et il n’est surtout jamais obscur, pour le lecteur. Stéphane Mallarmé écrit déjà, dans une lettre à Edmund Gosse : «Je ne suis pas obscur, du moment qu’on me lit pour y chercher […] la manifestation d’un art qui se sert […] de langage : et le devient, bien sûr ! si l’on se trompe et croit ouvrir le journal». De toute sa vie, Henri Meschonnic défend la liberté et la clarté de la poésie, dans l’union du sens et de l’être. Il sait que le signe n’est jamais arbitraire, et que tout se passe sur la lignée de l’unité. Lecture-création, lecture-participation, lecture-rythme, corps à corps, «lecture-écriture». Nous comprenons pourquoi Meschonnic défend la lecture à haute voix, comme il arrive dans les veillées des campagnes, et dans les assemblées d’autrefois, où on lit la Bible, en associant oralité, voix et centralité de la parole. Les cris sur l’avenir de la poésie ne me touchent pas. La poésie vit et vivra, comme toujours, d’après moi, avec sa fragilité et son énergie, son voyage vers l’autre et son dialogue permanent. Je réponds avec fermeté à la réduction de l’esprit à une marchandise. Je fais place à la poésie en ce monde matériel. Je lui ouvre portes et fenêtres. Mon atelier est fait de mots vigilants, de non à la facilité, de négations des métaphores outrées. Mes cris de douleur nous conduisent à l’infini de Giacomo Leopardi, aux nuages de Charles Baudelaire, «au-delà de l’horizon» proclamé par Michel Butor. Ma poésie n’aime pas «la vie recluse» (Salah Stétié). Elle est ouverte sur le monde, par des illuminations de salut. Je sais que «l’écriture est un leurre», parce qu’«il manque quelques mots égarés», mais comme je suis «né en poésie», en «champion de la désinvolture» (Pierre Brunel) et en bohémien heureux, je deviens un bourlingueur du bonheur. Pas de pirouettes, pas de tournures impossibles : il faut voir clair, dans la certitude que «sur terre habite l’homme» (Friedrich Hölderlin). Je suis sur la lignée de Novalis : «La poésie est véritablement le réel absolu. Ceci est le noyau de ma [de ta] philosophie. Plus poétique, d’autant plus vrai». On dit trop facilement qu’il n’y a plus de grande poésie en France, chez les jeunes. J’espère avoir donné quelques bribes du sens de ta poésie et mon aventure de poète. Je suis sur la lignée de Saint-Pol-Roux : «Le poète est le déchiffreur de mystère en jachère depuis toujours». Cette jachère est mon domaine, le lieu de ma respiration poétique, l’immédiat de mon universel.
Votre expression s’inscrit, par sa «difficile facilité», dans ce qu’on appelle quelquefois «Le facile inaccessible». C’est une langue à l’apparence facile et aisée, mais qui est riche en connotations, en repères littéraires et culturels, en symboles, énigmes et mythes. Quels sont précisément les procédés techniques, rhétoriques, que vous mettez souvent en œuvre pour produire une pareille expression ?
La poésie contemporaine cherche-t-elle une contre-langue, comme l’a fait Paul Celan ? Ce qu’il faut refuser c’est le jeu pour le jeu, une sorte d’art poétique pour l’art poétique. Il ne s’agit jamais de « torturer la langue», mais plutôt de la recréer, de donner des émotions fortes. Déconstruire c’est créer, s’approcher d’une «poésie du secret». Les fragments du monde sont toujours là, dans leur vérité tragique. Quelle serait la meilleure façon pour lire ces fragments, se demande le poète —on vient de le voir ? Il sait qu’il faut une nouvelle langue, qu’il est nécessaire d’ouvrir de nouveaux horizons, pour redécouvrir la simplicité du monde, celle de l’étincelle de l’origine. Le poète d’aujourd’hui développe-t-il la simplicité de la langue d’Yves Bonnefoy, de Philippe Jaccottet et de Salah Stétié —de la mienne aussi, si l’on veut ? Anne Portugal semble le confirmer. Elle précise qu’ «à chaque nouvelle donne», il faut une «nouvelle redéfinition des règles», pour jeter des «ponts suspendus au-dessus du vide, sans vertige, et même avec de gros sabots». Inventer de nouveaux mots et de nouvelles pistes, serait-ce le secret de la simplicité, pour questionner «la fascination des origines» ? Ce qui compte c’est «l’ensemble du poème», le sens total et pluriel à l’infini qui en dérive. L’ordinateur commence à être au centre de la poésie. De la main le poète est passé à l’écran de son ordi, avec la perte très grave des variantes de sa langue. L’oralité est celle de l’ordinateur. La typographie elle aussi. La cyberpoésie est en train de se développer. La révolution électronique a frappé la poésie elle-même. Image et son, son et image, avec une nouvelle langue, une écriture multimédia, «verbi-voco-visuelle». Cette poésie de l’avenir ne fait que commencer.
Entretien conduit par Nouha FERJAOUI