«Le corps occidental résiste à l’anéantissement au sens figuré face aux technologies et à leurs inventions, tandis que le corps arabe résiste à son anéantissement au sens propre. Sa responsabilité s’accumule dans la construction de son propre récit grâce à sa conscience de soi et à son identité et à la défense de son droit d’exister en mettant en avant la spécificité de ce corps vis-à-vis de sa conscience».
«Le Théâtre du génocide», qui aborde à la fois l’Histoire collective et le drame individuel, est une orientation du théâtre apparu en Occident à la deuxième moitié du XXe siècle. On y a adapté des œuvres fondatrices, autres autres celles de Primo Levi (qui, rappelons-le, a connu le camp Auschwitz-Monowitz), du pianiste polonais Wladyslaw Szpilman (rendu célèbre pour son récit autobiographique de sa survie pendant le Seconde Guerre mondiale, «Le Pianiste») et de l’écrivain hongrois Imre Kertesz, également survivant des camps de concentration. Il y a eu aussi le recours à l’opéra par Eugène Ionesco pour représenter Auschwitz. On peut citer aussi le théâtre documentaire du dramaturge allemand Peter Weiss qui répond à l’exigence de vérité et sous-tend toute tentative pour révéler et interroger l’événement.
En Occident, plusieurs autres dispositifs ont été employés pour représenter surtout la Shorah, mais aussi les génocides arménien, rwandais et bosniaque (d’autres épisodes ont été passés sous silence, notamment l’extermination des natifs américains par l’Homme blanc…). Dans ce théâtre du génocide, d’aucuns ont convoqué l’ob-scène pour exhumer le trauma, d’autres ont ouvert une réflexion sur un théâtre de la survivance et d’autres encore ont milité pour la reconnaissance d’un crime hors normes, confrontant les victimes et les bourreaux, les vivants et les disparus et réalisant le paradoxe de dire et de représenter l’inhumanité pour nous rendre également plus humains.
Les pays du grand Sud se sont aussi exprimés autour de la destruction et des violences, il y a eu par exemple «Le Théâtre de l’Opprimé», né au Brésil dans les années 1970 et qui s’est répandu à travers le monde, les expressions dramatiques antiapartheids et anti-génocides en Afrique du Sud dans le cadre du processus « Vérité et Réconciliation» dans les années 1990, le «Mashirika» (1998) au Rwanda qui a rassemblé des gens aux langues, cultures, nationalités et expériences artistiques variées et «Le Théâtre de la Liberté» au camp de Jénine (2006).
Aujourd’hui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la tragédie à Gaza et en Cisjordanie suit son cours sans interruption depuis plus d’une année (et plus encore…), celle du Liban aussi. Hommes, femmes et enfants continuent d’être exterminés lâchement, en silence au su et au vu du monde entier qui assiste impuissant pour certains et complice pour d’autres à cette calamité. En ces temps funestes où l’inhumanité a atteint des proportions terrifiantes, on vit la mise en spectacle en temps réel d’êtres humains brûlés vifs, broyés, mutilés, torturés à mort, déportés, affamés, assoiffés,…
Un silence insupportable, assourdissant que des décideurs internationaux n’osent pas rompre et que des voix justes et humaines tentent d’atténuer à coup de dénonciations et autres actions de solidarité et de protestation.
Le théâtre n’est pas en reste et même si la décence et le choc de l’horreur ne permettent pas dans l’immédiat de lancer des dispositifs de re-présentation de l’horreur (quelles représentations lorsque l’ont vit l’instantanéité de la tragédie via les images et les sons transmis en temps réels …?), les réflexions autour du théâtre du génocide peuvent être re-lancées. C’est ce qu’a fait le comité directeur des Journées théâtrales de Carthage, dont la 25e édition suit son cours depuis le 23 novembre, en organisant un colloque international intitulé: «Théâtre, génocide et résistance : pour une nouvelle vision de l’humanité».
Le colloque qui s’est tenu du 25 au 27 novembre a réuni une pléiade d’auteur.e.s et de critiques de théâtre, de dramaturges, de sociologues, d’universitaires et de chercheur.e.s en théâtre, en philosophie et en sémiologie venant du Yemen, de Jordanie, du Soudan, de l’Iraq d’Egypte, d’Algérie, du Maroc, du Liban, d’Afrique du Sud, de France et bien entendu de Tunisie.
Les questions abordées ont porté notamment sur les particularités esthétiques du théâtre traitant du génocide et de la résistance dans diverses sociétés, l’interaction entre l’art théâtral et les sciences humaines en traitant du génocide, de la résistance et de la construction historique et sociale des identités. «Bien que les massacres collectifs aient eu des antécédents en Europe et dans le Nord Global moderne, le sort réservé aux pays du Sud Global colonisés et semi-colonisés au cours des cinq derniers siècles — en Amérique du Sud, en Afrique, en Australie et en Asie — représente un plan capitaliste, impérialiste, rigoureux et systémique qui cherche à assigner aussi bien ces peuples que leurs cultures des destins horribles», note, en guise d’introduction, le directeur du colloque, l’enseignant universitaire de sociologie Mounir Saïdani. Et d’ajouter: « A Gaza, depuis octobre 2023, les attaques incessantes d’anéantissement des cultures humaines contemporaines — déjà observées en Bosnie, en Croatie, au Rwanda, en République Démocratique du Congo, au Darfour, au Soudan et ailleurs — ont atteint un niveau d’escalade sioniste criminelle sans précédent. En se dressant face à cette horrible agression, les Palestiniens le font au nom de l’Humanité entière, subissant l’une des expériences humaines les plus amères. Ceci nécessite une réflexion approfondie et l’ancrage des actions dans le domaine de l’art de la résistance. Le théâtre offre, dans ce sens, des possibilités illimitées pour impliquer les artistes de la scène et leurs publics dans la création d’événements, de textes et de scènes qui renouent avec la vie au cœur du génocide et de la destruction».
De la nécessité d’inventer
de nouveaux paradigmes
En invoquant les textes d’Echyle et les pièces «Les Perses», «Prométhée enchaîné», «Les sept contre Thèbes» ou encore «Les Néréides», l’écrivain, critique de théâtre et universitaire Abdelhalim Messaoudi, dans une approche de rupture étymologique avec certains dispositifs modernes de représentation du génocide, remonte à la tragédie grecque qui, «à ses débuts, a su dessiner les bords sombres des spectres des exterminations humaines avant leur désignation moderne, en 1944, dans la législation internationale par « le génocide»», comme il le note dans son intervention intitulée «Spectre du génocide dans la tragédie grecque». Une désignation qui, selon lui, n’a plus lieu d’être, car créée et sculptée médiatiquement, législativement et intellectualiser après la Seconde Guerre mondiale et à qui l’on a préféré progressivement les termes «Holocauste», pour finir par imposer «Shorah» (et sa portée judaïque) dans les mémoires collectives. «Il s’agit là d’un cogito occidental qui cache en réalité une alliance chrétiano-sioniste qui œuvre à s’accaparer le pouvoir de désignation», affirme-t-il. Il est donc plus que nécessaire de créer un nouveau terme qui serait, selon ses mots, à la hauteur de cet immense et long mur de tragédie. Pour lui, la vraie résitance se fait en dehors des slogans, par l’inventivité et la créativité.
La tragédie grecque fut, comme il le dit, la première à cristalliser le concept de résistance individuelle et collective et à défendre farouchement le concept d’ «Eleutheria» qui désigne la personnification de la liberté dans la mythologie grecque. «A observer cet héritage humain, on comprendra également que le Tragique dans le théâtre contemporain a noté cette similitude avec la tragédie ancienne que le dramaturge contemporain a lu, interprété, emprunté et utilisé pour construire un récit théâtral moderne à travers lequel il a restauré la mémoire du génocide et innové, grâce à elle et autour d’elle, de nouvelles voies de résistance», ajoute-t-il.
Dans ce sens, il appelle à la création aujourd’hui de nouvelles voies qui se basent sur l’archéologie des archives vivantes du «génocide».
La metteuse en scène, comédienne et universitaire jordaniene Najwa Kondakji a mis le corps-matériau au centre de son intervention intitulée «Récits du corps résistant et esthétique performative latente». «Le corps occidental résiste à l’anéantissement au sens figuré, face aux technologies et à leurs inventions, tandis que le corps arabe résiste à son anéantissement au sens propre. Sa responsabilité s’accumule dans la construction de son propre récit grâce à sa conscience de soi et à son identité et à la défense de son droit d’exister en mettant en avant la spécificité de ce corps vis-à-vis de sa conscience», observe-t-elle. «Ce qui se passe à Gaza et au Liban a ébranlé l’influence de l’héritage philosophique occidental que l’on remet actuellement en question», poursuit-elle en ajoutant que la pensée occidentale a abordé le corps (porteur de sens et qui, dans les guerres, et les génocides est désacralisé et anéanti) dans son individualité contrairement à l’expérience arabe qui le considère dans sa globalité doxienne. L’expérience théâtrale arabe se base essentiellement, selon elle, sur les récits littéraires plus que sur une esthétique franche, brute et affranchie. Elle ajoute dans ce sens: «La mémoire collective du corps limite l’espace d’expression, et l’histoire prédomine en tant qu’accumulation cognitive et artistique grâce aux diverses références qu’elle véhicule, y compris les références culturelles, idéologiques et esthétiques, qui se confrontent à des questions radicales ayant trait à la manière de l’approcher par les moments de guerre et à la façon de l’exprimer physiquement». A nous de trouver et d’imposer notre propre langage corporel, conclut Kondakji.
L’enseignant universitaire spécialisé en philosophie éthique, politique et juridique, Nawfel Hanafi, et la graphiste et chercheuse en théâtre et arts du spectacle, Inès Zargayouna, se sont intéressés à l’éthique de la représentation scénique en Tunisie du génocide de Gaza, questionnant la déontologie de cette initiative. Le premier a évoqué les risques de l’exploitation, la déshumanisation (ou plus redéshumanisation dans le cas des Palestiniens), la perte de dignité, l’engourdissement émotionnel et le glissement vers une banalisation et une familiarisation de ces événements. Il interroge dans ce sens la possibilité de concevoir une vision spécifique de «l’esthétique de la sobriété» qui évite autant que possible les excès visuels et/ou dramatiques et qui s’harmonise avec la dignité des victimes sans exploiter leurs souffrances à des fins esthétiques ou commerciales.
En explorant trois approches éthiques: la déontologie, le conséquentialisme et l’éthique de la vertu, Inès Zargayouna a interrogé la légitimité d’une telle représentation par des artistes tunisiens, face à une situation les impliquant culturellement d’une manière directe. Pour elle l’absence d’un code éthique dans la pratique théâtrale en Tunisie complexifie la réflexion sur cette éventuelle représentation. Elle conclut son intervention en soulignant l’importance de respecter la souffrance des victimes tout en considérant la responsabilité des artistes face à des réalités violentes, appelant à une sensibilisation réfléchie plutôt qu’à une exploitation scénique.
Colonialisme, luttes
et résistances
Il a été question aussi dans ce colloque du «Théâtre de la rage» et de son pionnier Augusto Boal et ses manifestations réalistes à Gaza à travers l’intervention-performance de l’universitaire et chercheuse tuniso-égyptienne en art dramatique, Andira Radhi. Le maître de conférence en philosophie, Ali Habib Frioui, s’est intéressé au «Théâtre de la cruauté» d’Antonin Artaud qui a opéré une révolution dans la lutte contre les forces intellectuelles, idéologiques et politiques qui condamnent la culture de l’Autre et méprisent ses expériences artistiques et théâtrales.
On ne peut s’exprimer autour du génocide de Gaza sans parler de colonialisme, aussi l’auteur et chercheur en art dramatique, Hail Ali Ahmed Al-Mathabi du Yemen, a abordé la question de la résistance culturelle et de la conscience à l’ère du colonialisme à travers la cas de l’expérience d’Aden et le rôle du spectacle populaire.
Le critique de théâtre et chercheur soudanais, Al-Sir Saod Mohamed, a parlé de la violence organisée et de la résistance dans l’expérience théâtrale soudanaise en faisant référence à quelques expériences théâtrales dans son pays.
Le philosophe français, Alain Jugnon, a parlé, dans son étude intitulée «D’un contrat arabe- Philosophes et poètes pour Gaza», des idées et des écrits de Gilles Deleuze et de Jean Genet en France et de Youssef Seddik en Tunisie, qui sont, comme il le souligne, des opération critiques et de soin en direction des «Misérables» du monde entier et plus particulièrement des Palestiniens en 2024.
Le maître assistant et dramaturge tunisien, Hatem Maroub, s’est intéressé au théâtre comme acte de résistance à travers l’exemple des pièces «La tragédie des coqs» et «Les sabots des épis» de Noureddine Ouerghi; l’auteur et universitaire algérien, Ahmad Cheniki, a traité des événements de Sétif en mai 1945 et de leur impact sur l’œuvre de Kateb Yassine et l’universitaire et chercheur irakien a abordé le rôle du conteur dans l’élaboration d’une nouvelle vision humaine (le cas de Ghanem Ghanem).
Les différentes études et interventions présentées dans le cadre de ce colloque international seront réunies dans un ouvrage qui sera disponible prochainement.