La nouvelle mise en scène de Saïd Kabil est restée fidèle à la vision de Samuel Beckett : de longues pauses, du silence et des répétitions, contribuant à l’absurdité de la situation et à rendre l’atmosphère lourde.
Première œuvre jouée, il y a 62 ans, par la troupe égyptienne Al Taliaa, mise en scène par Saad Ardach. «Fin de partie» de Samuel Beckett est remise au jour sur la scène du théâtre Le Rio devant un public d’amateurs et d’avertis venus en grand nombre découvrir cette interprétation égyptienne de l’œuvre becketienne.
Signée Saïd Kabil, la pièce traduite en arabe «Lobat al nihaya», et interprétée en dialecte égyptien, a été présentée à Tunis, dans le cadre de la 25e édition des Journées théâtrales de Carthage dans la section compétition officielle où elle a été retenue avec 11 autres œuvres.
Une pièce qui illustre donc la philosophie et l’identité du célèbre théâtre Al-Taliaa, fondé en 1963. A l’époque, ce théâtre de l’avant-garde était appelé le Théâtre de poche, et avait choisi «Fin de partie» comme spectacle d’ouverture. Depuis, son histoire suit les hauts et les bas du théâtre égyptien, notamment ses expériences novatrices.
Avec cette pièce, Saâd Ardach a introduit le théâtre de l’absurde en Egypte. Ecrite en 1957, d’abord en français, puis traduite en anglais par Beckett lui-même sous le titre «Endgame», elle met en scène quatre personnages physiquement handicapés, dont Clov boiteux qui peut se déplacer à sa guise ou presque et Hamm, son maître. Les personnages vivent dans une maison située en plein désert, dans un coin complètement dévasté. La pièce tourne en dérision les conventions théâtrales classiques : rien ne s’y produit et la fin est annoncée dès les premiers mots.
Le spectacle, vu son genre (même si Beckett a toujours nié son appartenance à un quelconque courant littéraire), avec ses dialogues rythmés par les silences et le jeu de répétition et d’illusion, avait suscité beaucoup de controverses lors de cette présentation égyptienne qui a duré un mois. Néanmoins, il a été repris, l’année suivante, avec beaucoup de succès. Ardach avait ainsi encouragé ses collègues à se lancer dans le théâtre épique de Brecht et celui de l’absurde.
Sous sa direction, ont été proposées des pièces telles que «Les Chaises d’Ionesco», mise en scène par Mohamad Abdel-Aziz, «Y a Talea Al-Chagara» (ô toi qui monte sur l’arbre), d’après Tawfiq Al- Hakim et mise en scène par Ardach lui-même, «L’Exception et la règle» de Bertolt Brecht, mise en scène par Farouq Al-Démerdach, «Chafiqa et Métwalli», écrite par Chawqi Abdel-Hakim et mise en scène par Kamal Eid et «Yerma » de Lorca, mise en scène par Karam Métawie.
La nouvelle mise en scène de Saïd Kabil, qui nous a été présentée à Tunis, est restée fidèle à la vision de Samuel Beckett: de longues pauses, du silence et des répétitions, contribuant à l’absurdité de la situation et à rendre l’atmosphère lourde. De même pour le décor (Ahmed Jamel) entre lumière et obscurité (Ibrahim Forn), avec peu d’éléments présents sur scène, ce qui en fait un endroit froid, sans charme qui prend un peu vie au gré de l’éclairage et des échanges des comédiens.
Le texte est traduit de l’anglais à l’égyptien par Paul Chaoul, une langue dont les sonorités sont très parlantes et familières au public tunisien et qui a accentué les contours de cette comédie de l’absurde. Car oui, malgré toute sa férocité, «Fin de partie» est une comédie. Celle du désespoir certes, mais une comédie dans laquelle, face à leur condition, les personnages oscillent entre apitoiement et autodérision.
Mahmoud Zaki a su restituer à merveille la théâtralité exagérée spécifique au personnage qu’il campe: Hamm, un homme aveugle et paralysé, emphatique dans ses propos et qui ressent cruellement le besoin d’attirer l’attention sur lui. Entre grimaces de fêlé, haussements de sourcils grossiers, prononciation très marquée de certains sons et mots, il rend justice à Hamm en l’enrobant en plus d’une aura «égyptienne» chère au public tunisien et qui a accentué le côté «comique».
Il donne la réplique à Mohamed Salah, admirable dans le rôle de Clov, le serviteur de Hamm qui pourrait être son fils ( non avoué explicitement) et qui ne peut s’asseoir. Mohamed Fawzi Raies et Lamia Jaâfar interprètent respectivement Nagg et Nell, les parents de Hamm, qui vivent dans des poubelles relayées dans un coin de la scène, car tous deux estropiés suite à un accident de la route.
Un ballet de la mélancolie se joue devant nous dans un monde insipide et lugubre. Le seul lien des personnages avec l’extérieur sont deux fenêtres que Clov atteint avec peine grâce à un escabeau. L’une d’elles donne sur l’océan, l’autre sur la terre. Clov s’y hisse pour décrire à Hamm ce qu’il voit: «Tu as dit gris ?» «Noir clair. Dans tout l’univers». N’est-ce pas une vision aussi tordue que le monde dans lequel on vit?
Une belle interprétation bien accueillie par le public qui a offert une standing ovation à l’exceptionnel Mahmoud Zaki.