La Presse —Le salut de l’activité agricole demeure tributaire de la participation de la femme rurale au travail de la terre avec diverses tâches pénibles (sarclage, plantation, récolte, cueillette, moisson, battage, etc.).
Représentant le plus grand réservoir de la main-d’œuvre bon marché pour les propriétaires terriens, les femmes sont contraintes d’être au four et au moulin aussi bien au foyer, avec les exigences de leurs époux et de leurs enfants, que dans les champs agricoles où elles subissent les caprices de leurs employeurs.
Dans le gouvernorat de Kairouan, sur un total de 390.000 habitants en milieu rural, 196.000 sont des femmes qui ne bénéficient ni de sécurité sociale, ni de pension de retraite, ni d’un revenu mensuel.
D’après Radhouen Fatnassi, membres de la Ligue tunisienne des droits de l’homme à Kairouan, 62% de la main-d’œuvre exerçant entre 16 et 75 ans sont des femmes et 38% sont des hommes, marginalisés et n’ayant aucun droit en cas d’accident ou de maladie. Or, la série d’accidents relatifs au transport non réglementé des ouvrières agricoles se poursuit entre leur lieu de résidence et leur lieu de travail. En effet, entassées comme du bétail dans des camionnettes vétustes, elles risquent leur vie tous les jours, et ce, pour un salaire de misère (15 D pour 8 heures de dur labeur, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il fasse 45%).
Cela face à l’indifférence des employeurs qui se contentent, en général, de payer les premiers soins aux services des urgences puis vont à la recherche d’autres saisonnières.
Donc, en dépit de la contribution quantitative et qualitative à l’agriculture et à la pérennité des liens et de la vie familiale, le rôle de la femme rurale est toujours ignoré et sous-estimé.
Témoignages
Hallouma Sboui, 56 ans, une travailleuse agricole ayant subi des fractures à la hanche et aux bras, précise que depuis cet accident, survenu le 26 juin 2024 sur la route régionale n°48 reliant la localité de Dar Jamiaa à Sisseb (délégation de Sbikha) et la délégation de Nadhour (Zaghouan), elle a dû subir une intervention chirurgicale très coûteuse sans que ses employeurs daignent l’aider financièrement ou même moralement.
Rappelons que ce tragique accident dû au renversement d’une camionnette transportant 30 ouvrières agricoles a causé le décès d’une jeune fille âgée de 16 ans et des blessures graves à 10 autres.
Par ailleurs, en 2023, Mabrouka Khmili, âgée de 34 ans, a accouché dans une camionnette d’un garçon et a surpris toutes ses amies et le chauffeur obligé de l’accompagner au dispensaire le plus proche. Et c’est avec beaucoup d’émotion et d’amertume qu’elle se rappelle ce moment où elle a donné la vie à un beau bébé, alors qu’elle a risqué de perdre la sienne : «Même enceinte, j’étais obligée de travailler et de subvenir aux besoins de ma famille. Et au moment des fortes contractions et de la perte des eaux, je n’ai même pas pu demander de l’aide par peur d’être renvoyée par le grand patron, toujours intransigeant…».
Ensuite, elle nous montra son nourrisson miraculé, Salem, né dans une camionnette vétuste et se mit à sangloter. Vers 18h00, la nuit tombe et nous quittons cette jeune femme aux yeux clairs mais sans éclat… Nous cherchons un moyen de transport reliant Khazazia à Kairouan.
Nous rôdions, désemparées, à travers des ruelles et des sentiers auxquels nous n’étions pas habituées et nos yeux s’embuaient.
Je serrais les lèvres. Non, je ne voulais pas pleurer, c’étaient les lumières de la nuit qui tremblaient en moi et leur scintillement se condensait en gouttes salées au bord de mes cils…
Le 23 octobre 2024, une date historique pour les ouvrière agricoles
C’est pour toutes ces raisons que les responsables à tous les niveaux et la société civile se sont activés à trouver des solutions pour garantir les droits des ouvrières agricoles à une couverture sociale, à un transport conforme aux normes de sécurité et à une rémunération plus juste.
Notons dans ce contexte que le journal officiel de la République tunisienne a rendu public, le 23 octobre 2024, un décret présidentiel concernant le régime de protection sociale des ouvrières agricoles en vue de consolider leurs droits économiques et sociaux et les aider à réaliser leur intégration économique. Ainsi, grâce à ce nouveau régime spécial, les femmes rurales pourront bénéficier de l’assurance maladie, d’une pension de retraite ou de handicap, d’un congé de maternité. Par ailleurs, le Fonds de protection sociale des ouvrières agricoles se chargera de leurs frais de transport et d’autres mécanismes visant la réalisation de leur intégration.
Par ailleurs, l’Agence nationale de l’emploi et du travail indépendant (Aneti) sera chargée de mettre en œuvre le programme d’intégration économique des ouvrières agricoles, supervisera l’encadrement des initiatives individuelles et collectives les concernant dans la préparation des dossiers de projets et des demandes de financement.
Enfin, l’Etat prendra en charge les cotisations des ouvrières agricoles non salariées au titre du régime de sécurité sociale pendant les trois premières années de leurs activités à condition qu’elles s’inscrivent au Fonds national de sécurité sociale. On ne peut donc que saluer ce nouveau décret présidentiel qui va préserver la dignité humaine de ces femmes qui méritent notre respect et notre admiration pour leurs sacrifices en vue d’assurer notre alimentation.