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Le cinéaste Mourad Ben Cheikh s’intéresse de près à la condition de l’artiste et ne ménage pas ses efforts pour donner un coup de main à ce qui est relatif à l’amélioration du quotidien des artistes en général. Le statut de l’artiste devient une nécessité pressante pour les professionnels du secteur culturel. Entretien
Le statut de l’artiste, cela fait des années qu’on en parle. Où en est-on aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a du nouveau ?
L’artiste n’a pas besoin d’un statut pour être ce qu’il est, pour remplir pleinement l’espace qui est le sien, pour être reconnu en tant que tel, non pas grâce à la loi, mais grâce à son activité artistique et aux idées qu’il produit, au positionnement qu’il a par rapport à son pays et à la culture en général. Donc, si nous avons besoin d’un statut de l’artiste, c’est que nous sommes dans un pays où l’artiste n’est pas reconnu, où les droits d’auteur ne sont pas reconnus même s’ils existent dans les lois, où la pratique artistique n’est pas facile, où il n’est pas facile de produire des idées, des spectacles, de la culture. Si nous avons besoin d’une loi pour dire que les artistes existent, c’est que nous sommes dans une situation de déficit total.
Pourquoi tout ce pessimisme ?
Ce sont des stratifications et des accumulations. On est très bien parti après l’indépendance du pays, en créant des maisons la culture partout, en mettant sur pied des choix culturels, en soutenant une première génération d’artistes tunisiens dans les domaines de la littérature, des arts plastiques, du cinéma, du théâtre. Il était clair que le pouvoir en place avait fait le choix de soutenir l’émergence des premiers artistes tunisiens, il n’en a pas été de même par la suite.
C’est vrai qu’on a eu des structures d’aide à la production du théâtre et du cinéma, etc. Mais l’outil de cette aide est devenu un poids énorme. Tout bloque aujourd’hui l’émergence d’une culture vivace et extrêmement organique. Nous sommes face à une administration qui est le bien et le mal. Elle bouffe la quasi-totalité des ressources économiques destinées au ministère de la Culture. L’art, c’est la production de l’art, ce n’est pas l’administration de l’art.
N’est-ce pas à vous les artistes de faire avancer les choses ?
Bien entendu, mais il y a des priorités et des choix d’ordre politique qui doivent être faits. Si j’ai parlé d’une administration qui pèse désormais lourd sur les choix culturels du pays, c’est entre autres pour revenir à cette question de la loi sur le Statut de l’artiste. Les artistes ont collaboré au moins deux fois avec le ministère de la Culture pour développer deux textes et structurer une approche pour écrire cette loi sur le statut de l’artiste.
Le premier texte s’est arrêté avant de compléter son parcours parce qu’entre ce que voulaient les artistes et le résultat, il y avait un large écart. Le deuxième texte a tenu compte des limites de la première mouture et a nécessité un long et très lourd travail auquel ont participé des commissions sectorielles. Chaque secteur s’est réuni parfois des dizaines de fois pour dégager l’essentiel de ces nécessités par rapport à la loi sur le statut de l’artiste et puis, il y a eu une grande commission à laquelle ont pris part les coordinateurs de chaque secteur culturel et qui s’est réunie durant une année une fois par semaine pour arriver à coordonner un texte global qui a été soumis à l’Assemblée nationale depuis déjà quatre ans. Aujourd’hui, il y a une troisième mouture proposée par le ministère de la Culture. Je n’ai jamais mis en doute la capacité de chacune des commissions qui a participé au développement du texte.
Que reproche-t-on à ces propositions de texte ?
Aucune des trois versions ne peut faire l’unanimité. Les deux premiers textes ont été l’œuvre de commissions plus ou moins élargies qui ont travaillé sur le développement de ce texte. Il y a eu beaucoup de réflexions par rapport à certains points particuliers. Par exemple, la question de l’existence ou non d’une carte professionnelle a soulevé dans tous les secteurs artistiques beaucoup de questionnements : parce qu’un artiste n’est pas artiste s’il ne porte pas une carte professionnelle. Ce n’est pas la carte professionnelle qui va définir le statut du créateur. Mais nous sommes à un stade où il est difficile pour un artiste de s’affilier à la Cnss. C’est un parcours du combattant. Le fait de faire exister une carte professionnelle qui ne soit pas un filtre, une frontière qui bloquent l’émergence de nouveaux artistes, mais qui puissent être une aide pour accéder entre autres à une reconnaissance administrative qui permet d’accéder au régime des artistes à la Cnss. C’est une nécessité.
Le texte de loi sur le statut de l’artiste n’est pas suffisant. Beaucoup d’enjeux vont suivre par la suite, notamment sur les décrets d’application. Il y a eu de nombreux points de croisement entre les deux premiers textes, mais aussi des points de différenciation. Il faut prendre un texte pour ce qu’il est, une sorte d’architecture dont les points de force sont à chercher dans chacune des propositions qui peuvent être différentes. Personnellement, je veux qu’on fasse passer au moins un texte de loi parce qu’on a perdu au moins cinq ou six ans entre les premières réflexions et la dernière proposition.
Le statut de l’artiste est-il encore au point mort ?
La dernière version a été élaborée au sein du ministère de la Culture qui sera présentée à l’Assemblée des représentants du peuple. C’est celle du Gouvernement.
Cette version présente-t-elle des points positifs ?
Dans chacune des propositions, il y a des points positifs. J’ignore les tenants et les aboutissants de cette dernière proposition. L’Assemblée des représentants du peuple va se retrouver avec deux textes. L’ancien texte qui était déjà dans le pipeline de la démarche parlementaire et qui a été soutenu par des députés. Le 2e texte, qui est une proposition du Gouvernement, est également soumis aux députés. J’aurais préféré qu’il y ait une seule proposition. Très souvent, le problème n’est pas dans les textes mais dans la méthodologie. On ne se facilite pas les choses. Les démarches administratives compliquent les choses. Je crains que lorsque le texte de loi sera voté par l’Assemblée des représentants du peuple, il ne devienne caduc. C’est une problématique de méthodologie.
Revenons à la carte professionnelle. Fait-elle encore polémique ou bien le problème est résolu ?
Il y aura toujours une personne pour dire qu’elle n’a pas besoin d’une carte professionnelle pour exercer son métier d’artiste. Je trouve qu’elle a tout à fait raison. Cette carte professionnelle ne doit jamais être un filtre pour l’exercice du métier artistique, mais qu’elle serve à abréger certaines tâches administratives complexes. Pour l’heure, la carte professionnelle est exigée par les commissions d’aide cinématographique, pour le reste des secteurs, je ne sais pas comment cela se passe.
Les mécanismes d’octroi des aides doivent être revus forcément après l’adoption de la loi et sa mise en application. Tout l’édifice doit être revu. La carte professionnelle n’est pas là uniquement pour résoudre les problèmes relatifs à la Cnss. Dans l’approche proposée, il existe différentes catégories de cartes : une carte pour ceux qui n’exercent qu’un métier artistique, dont la profession est la principale source de revenu. Il y a ceux qui ont un métier et qui pratique aussi l’art. Celui dont les moyens de subsistance sont assurés par un autre métier, mais qui pratique l’art, doit contribuer pour aider les artistes qui n’ont pas d’autres moyens de subsistance, soutenir ceux qui n’en ont pas. Autrement dit, une partie de leurs revenus doit aller à la caisse consacrée aux artistes qui ne vivent que de leur art.
On parle d’une caisse pour les intermittents du spectacle. Le projet est-il en voie de concrétisation ?
Le projet n’existe pas, du fait que la loi n’existe pas encore. La loi est la première pierre de cet édifice. Cette loi permettrait à un nombre beaucoup plus grand d’artistes de s’affilier au régime des artistes de la Cnss pour un meilleur équilibre de cette caisse. Le deuxième pas consiste à voir de quelle manière augmenter le financement de cette caisse pour pouvoir résoudre entre autres les problématiques de l’intermittence. Je ne crois pas qu’on puisse arriver à un régime comme celui de la France. Ce qui est sûr et certain, c’est qu’on va aider certaines catégories d’intermittents.
Que devient la mutuelle des artistes ?
Heureusement que la Mutuelle existe. Elle a permis d’aider certains artistes qui atteignent l’âge de la retraite avec une allocation dérisoire de l’ordre de 350 dinars par mois. C’est une retraite qui ne permet pas de vivre dignement. La Mutuelle a soutenu, et continue à le faire, pas mal de cas douloureux. Mais surtout lorsque ces retraités ont des maladies lourdes. La Mutuelle a permis depuis son existence d’améliorer le quotidien de certains artistes, particulièrement ceux qui n’ont pas eu la possibilité de s’affilier à la Cnss. Ils n’ont donc pas droit au soutien de la Cnam et trouvent, grâce à la Mutuelle, une assurance qui ne coûte pas cher. Elle est de l’ordre de 300 dinars par an. Ils peuvent récupérer en partie leurs dépenses relatives aux soins. C’est une solution alternative à la Cnam.
D’où provient son financement ?
Une partie provient de l’Etat à hauteur de 280.000 dinars. La Mutuelle est une sorte de roue de transmission entre la situation sociale terrible que vivent certains artistes et les autorités culturelles et de la santé publique. La Mutuelle assure le suivi des dossiers auprès de la santé publique. L’artiste ne devrait pas être réduit à cette situation, et ce, pour préserver son moral ainsi que sa dignité.
Le mot de la fin
Parmi les points très utiles et importants pour le paysage culturel de notre pays, il y a cette approche qui dit que les diffuseurs radio et télévision, notamment, doivent programmer des pourcentages précis pour la promotion de la culture tunisienne en les programmant en prime-time. Ce n’est pas une limite qu’on leur impose parce que la culture tunisienne doit être mise en évidence. Il en va de la pérennité du panorama culturel tunisien, de sa survie et de l’émergence des nouveautés.
*Asfour Jenna», son nouveau long métrage en salle depuis le début de l’année.