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Universitaire, chercheur en musicologie et flûtiste chevronné, Imed Zarka s’est initié à la musique depuis sa tendre enfance grâce à son père, le célèbre Cheikh du malouf Hamouda Zarka, l’un des pionniers du patrimoine musical kairouanais, à qui il a dédié son livre « Le degré zéro de la musique » (Ed. Maison tunisienne d’édition). Son second ouvrage qui paraîtra incessamment est également consacré à la musique dans tous ses états.
Dans quel genre littéraire classez-vous votre livre « Le degré zéro de la musique » ?
J’ai entrepris une approche anthropologique et de sciences humaines. Le livre traite de la musique en relation, entre autres, avec la linguistique, l’anthropologie ainsi que d’autres thèmes comme le crime, la violence, la peur et la musique en tant que savoir et non celle liée aux festivités. La musique est en relation avec l’être humain dans ses joies et ses douleurs. Dans la plupart des régions du pays, on accompagne les morts à leur dernière demeure avec de la musique.
Je suis dans une nouvelle approche, une méthode qui me ramène à considérer que l’origine de la musique remonte officiellement aux temples et les religions. Le temple a produit la musique destinée à Dieu pour communiquer et se rapprocher de lui à travers une voix mélodique. Mais la musique est née depuis l’apparition de l’Homo Sapiens, et plus exactement depuis sa révolution cognitive il y a environ 70 mille ans. Cette naissance est plutôt dans son imaginaire et de façon marginale. Mais elle n’est devenue officielle et objective qu’au cours de la période de transition jusqu’à l’arrivée de la révolution agricole, et ce, depuis 11 mille ans.
Quelles sont les références sur lesquelles vous vous êtes appuyé pour argumenter vos propos ?
Je ne me suis pas basé sur des références, je me suis appuyé sur la méthode, sur une certaine logique en relisant l’histoire dans une approche anthropo-musicologique. Par exemple, en relisant l’histoire, j’ai constaté que la chanson est un genre musical produit depuis la Renaissance lors de l’apparition du capital, lorsque l’être humain est devenu individualiste cherchant à exprimer sa propre identité. La chanson a existé à une époque antérieure comme une exception et non une règle. Dans la cité antique d’Athènes, la chanson a existé sans être généralisée. J’ai proposé donc une approche objective, c’est pourquoi je n’ai pas utilisé de références précises. Mais, dans ma méthode, j’ai évoqué les auteurs lorsque leurs points de vue se croisent avec le mien ou que leurs idées ne s’accordent pas avec les miennes.
Vous dites que la musique est en rapport avec la Cité et les autres musiques rurales, montagnardes et bédouines, où les placez-vous et quels est leur apport ?
A l’époque ancienne d’Athènes et Rome, la Cité est divisée entre le centre et la périphérie. Le centre a été créé par le roi et sa famille qui vivaient auparavant à la campagne et était le chef de la tribu. La tribu a émigré vers la cité et la musique aussi, une musique ethno-mélodique de la tribu au pouvoir. L’échelle mélodique de la tribu est un paramètre qui a pris naissance lorsque la tribu s’est transformée en dynastie. L’ethno-mélodie devient la musique de base encore plus complexe en présence d’une société organique composée de prisonniers, de marginaux et d’étrangers qui ont leur propre musique dont les origines remontent aux temples anciens.
Ce type de subdivision gréco-romaine existe, jusqu’à nos jours, dans « medinet Tunis » sa marge et son intérieur. Nous avons à Tunis un riche répertoire de musique dont celui de la musique liturgique à titre d’exemple : la «Aissaouia», le « Rboukh » et le « Zandali » qui sont des musiques des périphéries, et à l’intérieur de la Tunisie, il y a les «Malzoumets» (Al Adib et sa Saâfa) qui, dans sa forme de représentation, est proche de celle présentée par les temples d’autrefois. J’ai voulu donc donner aux lecteurs un autre son de cloche.
Au fait, ce qui me dérange dans notre société est que la musique est considérée comme un simple divertissement alors que ses enjeux sont considérables. Partout et dans chaque institution, on retrouve un répertoire musical : le militaire vit avec la musique, de même que l’école et l’Etat qui a sa musique telle que l’hymne national. La musique est importante dans l’histoire de l’humanité.
Quel est le genre de musique que vous affectionnez le plus ?
J’aime toutes les formes musicales. Les musiques du monde comme le jazz, le blues, le reggae, le malouf, les chants des confréries (Triqa), Issaouia, Banga, Stambali… J’aime aussi les gammes liturgiques de «médinet Tunis» comme le «Tbaâ Dhil» utilisé aussi dans le répertoire du malouf et que personne ne sait s’en servir actuellement. Par ailleurs, je suis intéressé par les nouveautés proposées par la nouvelle génération de musiciens dont le potentiel de création est énorme et dont j’attends beaucoup. Mais la musique que j’apprécie le plus est la musique liturgique des confréries qui crée en moi des émotions.
J’ai la chair de poule quand j’écoute la Issaouia qui constitue le plus grand cercle mystique créé dans l’histoire de la Tunisie. La Rachidia n’a existé que grâce au patrimoine de la Issaouia. La musique en Tunisie existait dans les mosquées du «Fikh Hanfi». La fonction musicale du «bachbardaji» (chef d’orchestre) à la mosquée Zitouna de Tunis a existé. Elle est similaire à la fonction de master capela de l’église. Le père de Cheikh Ahmed El Ouafi était «Bachbardaji». Le «bachbardaji» est le seul responsable du rythme du chant dans l’espace de la mosquée. Je suis passionné de la polyrythmique qu’on retrouve chez les «Awamriya» appartenant à Sidi Ameur Mzoughi et de «El Alaouiya» à Nefta et qui a pris un autre style à Kairouan et empruntant un autre style à Gabès et à Tunis.
Quel regard portez-vous sur la musique tunisienne actuelle ?
Je vais essayer d’être objectif. On vit une rupture par rapport à notre époque. On reprend encore et toujours le répertoire d’autrefois. On en est encore à Ali Riahi et Hédi Jouini dont je ne doute aucunement de leur génie musical. De nos jours, on n’a rien créé de nouveau. Nous ne sommes pas encore capables d’écrire un texte d’auteur et de réaliser une chanson à la manière de Jacques Brel ou de Charles Aznavour.
La musique n’est musique que grâce à la diversité et la richesse rythmique et la forme modale et tonale. Sur le plan des paroles, on n’est pas conforme à notre époque. Sur celui de la musique, on est loin de l’évolution et de la dynamique qu’on retrouve chez les musiciens contemporains comme Paul Marc Cartney ou Michael Jackson ou même les Arabes comme les compositeurs Baligh Hamdi ou Mohamed Abdelwaheb ainsi que d’autres surtout dans leur utilisation riche en vocalise ou en harmonie ou en contrepoint ou dans les nouvelles techniques musicales de notre époque.
Chez nous, les compositions demeurent très classiques et se produisent dans des méthodes très archaïques, c’est le cas de ce qu’on appelle la fameuse chanson tunisienne actuelle.
Actuellement, on assiste à un phénomène nouveau : le public chante à la place du chanteur. Qu’en pensez-vous ?
Cela doit représenter l’exception et non la règle. Si elle devient la règle, alors il faut sonner le glas de la musique. La création est basée sur le maître d’œuvre. Marcel Khalifa ou encore Oum Kalthoum et Abdelhalim Hafedh se mettaient en colère lorsque le public chantait avec eux. La musique et le chant ont leurs clés et leurs secrets et le responsable est l’interprète. Ce dernier décortique les paroles et participe à créer l’émotion.
Quels rôles jouent les instituts et les conservatoires de musique ? Que proposent-ils comme apprentissage ?
Les conservatoires souffrent d’un problème de méthode. Ils vivent une rupture avec la réalité musicale tunisienne en occultant, entre autres, le liturgique qui est le genre musical pratiqué dans les régions de l’intérieur du pays. Ils ignorent par exemple les «Tbouaâ des régions intérieures» et qui n’existent pas dans les programmes d’apprentissage à l’instar de «El Azibi» ou «Elabidi», «Ettaouahi» et «Elmathlouthi» ou autres, alors qu’ils ne connaissent que les mineurs, les majeurs et les modes orientaux usuels et quelques «Tbouaâ».
Les conservatoires pratiquent encore un programme mis en place par Salah Mehdi et ses collaborateurs après l’indépendance de la Tunisie. Un programme que ces derniers ont appris de leur maître Ali Derwich el-Halabi qui leur a enseigné la musique dans les années 30 et 50.
Les conservatoires sont restés figés et n’ont pas évolué. Un enfant a besoin de s’initier à un instrument avant de lui faire apprendre les gammes musicales. De nombreux enfants quittent rapidement le conservatoire parce qu’ils ne veulent pas qu’on leur impose le solfège.
Est-ce une bonne chose d’introduire l’improvisation comme une discipline dans les programmes des conservatoires ?
Il existe des théories fixes dans l’improvisation. La composition est tendance actuellement. On propose les erreurs à éviter. Une autre théorie consiste à rectifier les erreurs dans une symphonie connue. L’improvisation est une discipline forte. Elle peut s’enseigner partout, mais on est assez sensible quant à la pratiquer sur les musiques orientales où leur thème est le «Makam».
Peut-être qu’il est possible de réaliser le contre-point mais assez sensible de pratiquer l’harmonie, malgré les expériences de Mohamed Kasabji, Mohamed Abdelwaheb ou Omar Khayret.
Vous préparez un nouvel ouvrage sur la musique ? Peut-on avoir une idée sur le contenu ?
J’aborde dans le prochain ouvrage, qui pourrait porter comme titre «Le rythme des temples, le rythme de l’histoire», la question de la musique et sa relation organique avec l’institution religieuse, qui sont inséparables. Ces deux structures, musique et religion, ont commencé ensemble avec l’existence de l’Homme et ont participé en synchronisation à créer des institutions dans l’histoire de l’homme.