
Pourquoi le nier et pourquoi ne pas le dire bien haut : notre jeunesse n’est pas seulement cette foule bigarrée qui hurle ses encouragements à ses favoris, ces désœuvrés qui rayent des voitures en stationnement, qui cassent les vitres du métro qui passe. C’est aussi ces jeunes filles et garçons volontaires, qui s’empressent pour préparer les repas que l’on doit servir à certaines gens qui viennent pour rompre le jeûne.
Sous l’œil des professionnels, elles roulent des feuilles de bricks, sa voisine, coupe des citrons, l’autre prépare les ustensiles. Des garçons s’affairent, rangent, alors que d’autres manipulent les caisses de produits. C’est du frais. Légumes, fruits, viandes bien emballés sont soit mis au frigo, soit alignés sur la table de travail.
Les cuisiniers, sourire aux lèvres, encouragent et haranguent les nouveaux, qui sont quelque peu timides, désorientés par les lieux. Mais c’est pleins de bonne volonté qu’ils prêtent main-forte.
Le patron des lieux, Am Ilyes, a les yeux sur tout.
«A part ce qui est servi sur place, nous devons tenir compte des repas que nous fournissons à ceux qui viennent d’un peu partout pour visiter leurs malades à l’hôpital de l’Ariana. C’est un petit peu notre priorité, car nous avons constaté qu’étant donné que presque tout est fermé, ils n’ont pas où manger et se contentent d’un morceau de pain et de fromage. Il y a des personnes âgées. Donc, leur servir quelque chose de chaud au terme d’une journée de jeûne, c’est utile et bénéfique.
Nous avons entamé ce Ramadan avec plus de deux cent cinquante repas. Nous pourrons répondre à plus de demandes, même si ce nombre est dépassé. c’est la troisième année que nous sommes chargés de cette mission et nous tenons le coup grâce aux volontaires et à notre personnel qui a compris l’objectif de ce genre d’initiatives».
Sur le trottoir d’en face, deux personnes d’un certain âge, discutent. Leur demander pourquoi ils sont là est gênant. Il valait mieux y aller directement.
«C’est de la bonne cuisine. Ils ont de bons cuisiniers et ils sont surtout très serviables. Je vis seul depuis que ma femme est décédée, parce que je ne veux aller chez personne. Je romps le jeûne et je rentre directement chez moi. Je dois me lever tôt pour faire ce que je fais».
C’est un «berbech», un de ces hommes courageux qui passent leur journée à sillonner les rues pour fouiller dans les poubelles à l’effet de prélever tout ce qui est en métal ou en plastique.
«Il faut voir ce que nous constatons. On se plaint que tout manque, que le consommateur peine à se nourrir convenablement, alors que dès les deux premiers jours de Ramadan, nous voyons à quel point les gens gaspillent. Des baguettes entières, du pain fait maison, des quartiers de poulet, des fruits en pagaille sont jetés dans les poubelles».
Le gaspillage ? C’est une autre histoire. Ce qui nous intéresse, c’est la qualité de ce qu’on sert à manger dans ces «restos du cœur» à la tunisienne qui datent depuis… toujours.
Avant l’indépendance, des chefs de famille prenaient dans leurs fiacres des victuailles qu’ils distribuaient à des endroits bien déterminés. Devant les mosquées ou à la sortie des administrations. D’autres installaient des tentes et servaient à manger au milieu des rues réservées à cet effet.
Cette tradition était très suivie dans le sud du pays où les voyageurs rompaient leur jeûne dans ces lieux généreusement organisés par les notables ou les familles aisées.
Au lendemain de l’indépendance, l’initiative, politisée à ses débuts, a fini par devenir une tradition à laquelle on ne pouvait plus se soustraire. Cela fait partie de l’ambiance de ce mois sacré. Elle s’est professionnalisée avec les traiteurs sollicités et dont la fibre sociétale est encore vibrante face aux démunis.
« J’avais deux choix, nous confie notre interlocuteur, fermer durant tout le mois, sachant que l’on n’aura pas de clientèle ou faire ce travail, ce service, qui nous permet de contribuer à une action humanitaire à laquelle nous croyons. Tout le personnel que vous voyez là est motivé et vient pour faire du bien ».
Et c’est tant mieux, car en fin de compte, durant ce mois de Ramadan, la ferveur le dispute à la solidarité. Il y a des familles qui viennent avec leurs enfants pour l’ambiance et pour le plaisir de ressentir la chaleur spontanée de l’accueil à nulle autre occasion pareil.