Accueil A la une Réforme du Code du travail : Pour sécuriser l’emploi et l’économie

Réforme du Code du travail : Pour sécuriser l’emploi et l’économie

Le 14 mars 2025, l’Assemblée des représentants du peuple a entamé l’examen du projet de réforme du Code du travail, un texte fondateur datant de 1966. Cette réforme se donne pour objectif de renforcer la protection des salariés, tout en instaurant un nouvel équilibre dans les rapports entre employeurs et employés. En plaçant la sécurité de l’emploi au cœur du dispositif, le législateur ambitionne de répondre aux mutations du marché du travail, mais la réforme n’est pas sans conséquences économiques, notamment pour les petites et moyennes entreprises. Le juriste Slim Abdeljelil, enseignant à l’ISG de Sousse, en décrypte les enjeux et les effets attendus.

La Presse — Selon lui, le projet de loi repose sur trois piliers fondamentaux : la reconnaissance du contrat à durée indéterminée (CDI) comme norme par défaut, l’interdiction de la sous-traitance de main-d’œuvre et l’instauration de sanctions dissuasives contre les abus. L’objectif est clair : «rétablir un équilibre dans la relation de travail en instituant des obligations claires et contraignantes pour l’employeur». La réforme entend ainsi limiter le recours aux contrats à durée déterminée (CDD), qui ne seraient tolérés qu’à titre exceptionnel, et responsabiliser les entreprises bénéficiaires dans le cadre des relations de sous-traitance. Toute entreprise qui emploie un travailleur via un prestataire externe devra désormais assumer la responsabilité solidaire de ses conditions de travail et de rémunération.

Mais cette nouvelle architecture juridique, si elle se veut protectrice pour les salariés, engendre un certain nombre de défis économiques. Pour Slim Abdeljelil, « la généralisation de l’interdiction des CDD, malgré quelques exceptions limitées, aura un impact notable sur le marché tunisien». Il estime que la requalification automatique des CDD en CDI — hors cas saisonniers ou de mission bien définie — entraînera pour les entreprises une augmentation significative de leurs charges sociales et une accumulation de droits pour les salariés, tels que l’indemnité de licenciement et la reconnaissance de l’ancienneté.

Un choc d’adaptation pour les entreprises

A court terme, ces changements pourraient inciter les entreprises, notamment les plus fragiles, à revoir leurs stratégies de gestion des ressources humaines. «Cela pourrait provoquer des restructurations, une réduction d’effectifs ou un gel des recrutements, par crainte d’un engagement contractuel devenu irréversible», prévient-il. Les start-up et les PME, peu outillées pour absorber un tel choc, seraient les premières à en souffrir. Par ailleurs, les entreprises ayant historiquement eu recours à la sous-traitance pourraient être contraintes de régulariser rétroactivement les contrats des travailleurs concernés depuis mars 2024, ce qui générerait des passifs non budgétisés.

Sur le plan de la productivité, les effets pourraient être ambivalents. D’un côté, la généralisation du CDI pourrait favoriser la fidélisation des employés et encourager l’investissement en formation. De l’autre, elle risque de restreindre la capacité d’adaptation des entreprises face aux aléas économiques. « La perception d’une rigidité accrue pourrait nuire à la flexibilité structurelle nécessaire à certains secteurs, notamment ceux à forte variabilité de la demande», observe Abdeljelil. Toutefois, la réforme pourrait aussi avoir un effet vertueux sur la qualité des investissements : les entreprises misant sur une main-d’œuvre stable et qualifiée pourraient y voir un facteur d’attractivité. Au-delà des rapports de travail, le texte ambitionne également de renforcer le système de sécurité sociale.

L’intégration des salariés sous-traités dans les effectifs des entreprises bénéficiaires, conjuguée à l’application du principe « à travail égal, salaire égal » — comme le stipule la Convention n°111 de l’Organisation internationale du travail, ratifiée par la Tunisie dès 1959 — devrait permettre un élargissement de l’assiette des cotisations sociales et fiscales. Mais cet effet bénéfique est conditionné à la sincérité des déclarations salariales. Abdeljelil met en garde: «Il existe un risque que certaines entreprises déclarent uniquement le salaire minimal conventionnel, sous-évaluant ainsi les cotisations sociales dues et, par ricochet, les indemnités de licenciement et les pensions futures». Une telle stratégie, si elle se généralisait, pourrait fragiliser les finances de la Cnss et compromettre la soutenabilité du système à long terme. Une piste alternative aurait pu consister à créer un régime de CDD, offrant une rémunération supérieure à celle des CDI, conciliant ainsi la flexibilité demandée par les entreprises et la sécurité recherchée par les salariés. Ce compromis aurait permis de mieux encadrer l’emploi temporaire sans sacrifier les droits fondamentaux des travailleurs.

Une montée en compétence des services RH

Du côté des PME, les contraintes s’annoncent multiples. Le coût immédiat lié à la transformation des contrats précaires en CDI pourrait s’avérer insoutenable pour des entreprises aux marges financières réduites. « Pour une PME, intégrer un salarié en CDI revient à s’engager durablement, avec tous les risques juridiques et financiers que cela implique en cas de rupture », explique le juriste. La réforme impose également une montée en compétence des services RH, avec des exigences accrues en matière de transparence, de formalisation des procédures et de rigueur dans les évaluations.

Un défi de taille pour des structures qui disposent rarement de spécialistes en gestion des ressources humaines. Dans ce contexte, Slim Abdeljelil insiste sur la nécessité d’un accompagnement public adapté, qu’il s’agisse de formations, d’incitations fiscales ou de simplification administrative. Sans cela, les PME pourraient être tentées de contourner la législation ou de se replier sur des modèles de production automatisés, moins intensifs en main-d’œuvre.

La réforme pourrait, toutefois, avoir un effet bénéfique sur la rétention des talents. Pour les jeunes diplômés, souvent confrontés à la précarité, le CDI représente une promesse de stabilité. « Si cette stabilité contractuelle est bien articulée, elle peut contribuer à freiner l’émigration des jeunes », soutient Abdeljelil. Mais le contrat à durée indéterminée ne saurait être un remède miracle : il doit s’accompagner d’une revalorisation des salaires, d’une amélioration des conditions de travail et d’un environnement professionnel stimulant. Faute de quoi, la fuite des compétences vers l’étranger pourrait se poursuivre, voire s’amplifier.

Renforcer la transparence et la qualité

Enfin, l’interdiction de la sous-traitance de main-d’œuvre reconfigure en profondeur les relations interentreprises. En imposant l’internationalisation des emplois, le texte encourage la construction de partenariats fondés sur des compétences techniques spécifiques plutôt que sur la mise à disposition de personnel.

Cette évolution pourrait renforcer la transparence et la qualité des prestations, mais aussi perturber certaines chaînes de valeur, notamment dans les secteurs industriels ou de services partagés. Selon Abdeljelil, «cette contrainte pourrait devenir un levier stratégique si elle pousse les entreprises à mutualiser certaines fonctions ou à développer de nouveaux modèles de coopération, plus durables et plus équitables ». En définitive, ce projet de loi ouvre un débat fondamental sur la manière de concilier protection sociale et dynamisme économique. Son succès dépendra de sa capacité à instaurer une sécurité pour les salariés sans engendrer une paralysie pour les employeurs. Comme le résume Slim Abdeljelil : « Il s’agit de concevoir une vision équilibrée entre sécurité et agilité dans un marché du travail tunisien en pleine mutation ».

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