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Fraternité et prudence : Préserver la souveraineté culturelle à l’heure des solidarités arabes

La Tunisie, tout comme les Tunisiens, sont réputés pour leur accueil chaleureux, leur ouverture d’esprit et leur générosité sans borne. Ces valeurs sont le socle de notre culture et de notre diplomatie. Elles nous définissent, doivent rester l’essence même de nos interactions et continuer à nous guider.

La Presse — Le 6 mai 2025, le gouvernement irakien annonçait l’octroi à la Tunisie d’un don de 50 000 tonnes de blé de type épeautre (une qualité supérieure). Dans le communiqué publié par les autorités de Bagdad, ce geste est présenté comme une marque de solidarité du peuple irakien envers le peuple tunisien, dans un esprit d’entraide entre «pays arabes frères».

Sur le plan strictement quantitatif, cette aide représente environ 1,67% de la consommation annuelle tunisienne, soit l’équivalent de quinze jours. Mais au-delà des chiffres, le geste est symboliquement fort. Dans le monde arabe, offrir du blé relève d’un acte traditionnel de générosité et d’amitié; un signe de respect entre nations qui partagent un socle culturel et historique commun.

Pour autant, ce don, aussi bien intentionné soit-il, a suscité des réactions contrastées dans l’opinion publique. Si beaucoup y ont vu un soutien bienvenu en période de tensions sur les marchés céréaliers, d’autres l’ont perçu comme une forme de mise en scène humiliante, ramenant la Tunisie à une posture de dépendance.

Blessure d’orgueil et mémoire collective

La polémique n’a pas tardé à rebondir sur les réseaux sociaux, nourrie par un contexte émotionnel déjà chargé. Il y a quelques semaines, une blogueuse irakienne en visite en Tunisie s’est attiré les foudres de nombreux internautes après avoir tourné en dérision la gastronomie tunisienne, qualifiant certains plats emblématiques de «fades» ou «sans intérêt», et leur attribuant des notes humiliantes. Elle est même allée jusqu’à affirmer que notre thé vert — véritable rituel pour les Tunisiens — était servi froid et avait un goût de poisson. Cette sortie, jugée insultante, a ravivé un sentiment diffus mais bien réel : celui d’une identité culturelle souvent méconnue, voire dénigrée dans l’espace arabe.

La réponse tunisienne a été vive, comme toujours lorsqu’il s’agit de défendre un patrimoine culinaire perçu comme un pilier de l’identité nationale. C’est dans cette atmosphère que le don irakien a été accueilli, non pas dans un vide émotionnel, mais dans une séquence de susceptibilité collective encore fraîche. Ce qui aurait pu être perçu comme un geste fraternel a donc, pour certains, pris l’allure d’une condescendance déplacée. Ainsi et dans ce contexte, la Tunisie doit également rendre un présent similaire, en s’assurant que les gestes de solidarité ne soient pas perçus comme une simple transaction, mais comme le point de départ d’une coopération équilibrée et bénéfique pour les deux parties.

Entre partage et détournement

Dans le même registre de relations interarabes, la Tunisie développe depuis des années des partenariats dans les domaines du tourisme, de l’artisanat ou encore de la formation professionnelle. Des accords bilatéraux, souvent bien intentionnés, visent à mutualiser les compétences et promouvoir une coopération régionale culturelle et durable.

Mais là aussi, la vigilance s’impose, notamment avec certains pays voisins. Dans des domaines tels que la poterie, la pâtisserie, ainsi que, plus largement, l’artisanat dans toute sa diversité — vêtements, bijoux et autres métiers —, on assiste à une tendance de plus en plus marquée à l’appropriation d’éléments du patrimoine tunisien. Il suffit parfois d’une légère altération d’un nom, du remplacement discret d’un ingrédient ou d’une variation dans la présentation pour que des créations typiquement tunisiennes soient réinterprétées ailleurs et revendiquées.

Ainsi, il devient courant de voir des «chefs» ou des «apprentis artisans», venus de pays proches, suivre en Tunisie des cycles de formation spécialisée. Une fois de retour chez eux, certains n’hésitent pas à réadapter ce savoir-faire acquis, à le rebaptiser, puis à le revendiquer comme une expression authentique de leur propre culture, effaçant au passage la filiation tunisienne, pourtant indéniable.

Ce phénomène, qui peut paraître anecdotique, participe pourtant à un effacement progressif des spécificités tunisiennes, dans un monde où l’authenticité devient un enjeu de réputation, voire de rentabilité.

Préserver sans se fermer

La Tunisie, tout comme les Tunisiens, sont réputés pour leur accueil chaleureux, leur ouverture d’esprit et leur générosité sans borne. Ces valeurs sont le socle de notre culture et de notre diplomatie. Elles nous définissent, doivent rester l’essence même de nos interactions et continuer à nous guider. Pourtant, ces qualités ne doivent pas être interprétées comme un laisser-aller face à la protection de notre patrimoine. L’hospitalité et la générosité ne signifient pas renoncer à la défense de notre identité culturelle. Elles doivent au contraire se conjuguer avec une vigilance constante pour préserver ce qui nous est propre.

Il n’existe aucun pays au monde qui cède volontairement ses secrets artisanaux ou ses recettes ancestrales à ses voisins sans discernement. Car transmettre un savoir-faire, c’est aussi transmettre un récit, une histoire, une identité. Et celle-ci, la Tunisie doit la préserver avec fierté mais aussi avec lucidité. Accepter un don, oui, mais sans perdre de vue ce que l’on vaut. Coopérer, oui, mais sans se laisser déposséder.

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