
La Presse — Un certain samedi 10 mai, gris et triste, Kafon a quitté ce monde. Avec lui s’est tue une voix rauque, cabossée, traversée par la douleur et la rage d’exister. Après un long combat contre une maladie vasculaire chronique rare, qui a progressivement détruit ses jambes, il est parti. Il avait quarante-trois ans.
Né dans les quartiers populaires de Tunis, Ahmed Laabidi avait donné aux mots le goût de la vérité brute. Avec Houmani, son duo avec Mohamed Amine Hamzaoui devenu viral (plus de 100 millions de vues sur YouTube), il a fait voler en éclats les codes de la musique commerciale, portant haut et fort le cri des jeunes marginalisés, broyés entre chômage et désespoir. Pendant de longues années, malgré les embûches, les silences institutionnels, la maladie, les procès et les absences, il n’a jamais renoncé à son verbe ni à sa colère créative.
En avril 2025, quelques semaines à peine avant sa mort, il livrait encore une dernière chanson, Sababa ; un texte vibrant. Il signait aussi le générique de la série ramadanesque Ragouj, avec Saât (Parfois), une chanson lucide jusqu’à la douleur, aussi crue que bouleversante, dans laquelle il évoquait, peut-être sans le savoir, l’épuisement d’un homme au bord du départ.
Mais ce que Kafon nous laisse dépasse la musique. Son histoire est celle d’un artiste brisé par la maladie, mais relevé par la création. Celle d’un homme diminué physiquement, devenu un porte-voix des personnes handicapées, dénonçant l’inaccessibilité des villes, l’absence de soutien public, la solitude dans laquelle les artistes sont souvent laissés lorsqu’ils ne sont plus considérés comme rentables. Après les amputations de ses deux jambes, il aurait pu disparaître. Il a choisi de s’élever. Il a appris la langue des signes, participé à des campagnes de sensibilisation, donné corps à la dignité dans l’épreuve. Kafon portait en lui une fragilité profonde, celle des artistes qui ressentent le poids du monde avec une intensité rare, et qui, malgré tout, restent debout. Marié, il n’a jamais eu la chance de voir naître son enfant. Parfois, il évoquait l’exil, cette tentation de fuir vers un ailleurs où les corps meurtris ne seraient pas un fardeau, mais reconnus comme des citoyens à part entière.
Sa mort a bouleversé toute la Tunisie, bien au-delà de son public. Pourquoi ? Parce qu’au chagrin de la perte s’ajoute un sentiment diffus de culpabilité. Parce qu’elle emporte un homme jeune, lucide et intensément sensible, qui n’a jamais eu la chance qu’il espérait, ni la reconnaissance qu’il méritait. Et parce qu’elle nous renvoie à notre propre indifférence. Parce qu’elle nous rappelle cette vérité douloureuse : nous aimons pleurer nos artistes une fois qu’ils sont morts, alors que nous savons si peu les soutenir de leur vivant. Parce qu’il chantait ce que nous ne voulons pas entendre, dans Sababa, dans Saât, et dans tant d’autres morceaux traversés par l’injustice sociale et le désespoir.
On dit souvent que la société a besoin de ses médecins, de ses ingénieurs, de ses enseignants. C’est vrai. Mais elle a tout autant besoin de ses artistes. De ceux qui donnent une voix aux oubliés, aux brisés, aux invisibles. De ceux qui nous aident à tenir quand tout chancelle. De ceux qui transforment le réel, le rendent supportable, le subliment par la magie de l’art et de la création. Alors que Kafon repose désormais en paix, le vrai hommage serait de faire en sorte que son combat ne soit pas vain. D’ouvrir les yeux sur ce que tant d’artistes traversent dans l’ombre. De les inclure dans les choix collectifs, dans les politiques culturelles, dans la vision que nous avons de notre pays. Le vrai hommage serait de ne plus laisser mourir un créateur dans le silence, la fatigue et l’oubli. Mais de lui assurer, ici et maintenant, une place vivante, utile et digne.