
À la croisée des influences, le paysage audiovisuel tunisien reflète les tensions d’une société en mutation. Entre radios dynamiques et télévisions tiraillées par des logiques contradictoires, l’écran oscille sans cesse entre le devoir d’informer et la tentation de brouiller les repères. Si la liberté d’expression demeure une conquête précieuse, elle ne saurait pour autant justifier le renoncement à l’éthique ni l’abandon de l’intérêt national.
La Presse — Dans un paysage médiatique souvent critiqué, la radio tunisienne, publique comme privée, fait figure d’exception. Segmentée, diversifiée et ancrée dans l’intérêt général, elle s’impose comme un espace de débat libre et constructif. Chaînes culturelles, économiques ou régionales : la radio offre une palette riche où toutes les voix trouvent leur place. Les experts y sont invités, les sujets de société abordés sans détour, parfois avec audace mais rarement avec légèreté. Cette vitalité reflète une réelle volonté de servir l’espace public, d’informer, de former et de divertir sans tomber dans la facilité.
La télévision publique tient bon
Les chaînes de télévision publiques, elles, ploient sous le poids d’une masse salariale pléthorique, à l’image de nombreuses entreprises publiques du pays. Le budget, largement absorbé par les salaires, laisse peu de marge pour la création ou l’innovation. Le personnel, souvent démotivé, oscille entre désengagement et absentéisme. Pourtant, au sein de ces chaînes, des journalistes, des communicants, des réalisateurs et des techniciens continuent, souvent dans l’ombre, à défendre une certaine idée du service public. Ils travaillent avec rigueur et passion pour proposer des contenus de qualité malgré des conditions précaires. Ce qui fait défaut, ce n’est ni le potentiel artistique ni les compétences techniques, bien présents, ni le dévouement, mais les moyens, et donc la capacité, dans l’état actuel des choses, à procéder à une réorganisation structurelle. Cela relègue la télévision publique à un rôle secondaire, alors qu’elle devrait incarner l’excellence et la rigueur du service public audiovisuel.
Le paysage privé, lui, ne constitue guère une alternative crédible. Certaines chaînes, autoproclamées porte-drapeaux de la liberté d’expression, sombrent dans le degré zéro du journalisme. À l’affût du moindre buzz, elles exploitent les drames personnels comme produits d’appel. Vedettes autoproclamées, règlements de comptes en direct, révélations intimes sur fond de conflits conjugaux et remariages en série. La misère humaine devient spectacle, le showbiz une foire aux enchères où l’on ne distingue plus le mérite du tapage.
Un modèle hérité d’une époque révolue
Ce climat médiatique est en partie l’héritage d’un système façonné sous le régime de Ben Ali, où deux familles régnantes ont imposé un modèle culturel et social bien particulier. À l’image de ce qui se jouait dans les cercles du pouvoir, les figures féminines mises en avant étaient souvent présentées comme habiles, stratèges, calculatrices et séduisantes, non pour leurs idées, mais pour leur capacité à naviguer dans les sphères d’influence. Les hommes, eux, étaient les maîtres du négoce, commerçant de tout, avec tout. Le message était limpide et la réussite ne passait ni par le travail, ni par la compétence, ni par l’engagement, mais par la proximité du pouvoir et la capacité à s’en accommoder. Ce modèle a durablement imprégné l’imaginaire collectif.
Aujourd’hui encore, certains animateurs des chaînes privées prolongent ces codes à l’antenne, tant par le choix de leurs invités que par ce qu’ils incarnent eux-mêmes : une vision du succès fondée sur la ruse, la visibilité et la capacité à faire tourner les «petites affaires». Peu importe le fond, peu importent les valeurs ou l’intérêt général, ce qui compte, c’est l’audience, le client, le buzz. Et tant pis pour tout le reste. Sans en avoir conscience — ou en parfaite connaissance de cause — ils sont devenus les vestiges d’une époque révolue, ancrés dans des réflexes dépassés, déconnectés des attentes et des sensibilités d’aujourd’hui. Ils ne sont plus que les représentants d’un système médiatique usé, qui tourne à vide et souvent corrompu. Ce sont les figures d’un théâtre dont le décor s’effondre, et qui rejouent inlassablement les mêmes scènes comme si rien n’avait changé.
Des lignes rouges à ne pas franchir
Cela étant dit, il y a des lignes qu’aucune liberté ne justifie de franchir. Car sous couvert de show et de divertissement, certains ont fait des écrans une place de marché. Les apparitions médiatiques ne se méritent plus, elles s’achètent. La visibilité n’est plus le fruit d’un parcours ou d’un talent, mais d’une transaction. À ce jeu trouble, certains animateurs ont dévoyé leur rôle, transformant leur plateau en comptoirs où tout se vend, y compris l’image du pays.
Et parfois, le spectacle dépasse les frontières. On part soi-disant pour un soin, et depuis là-bas, on vante les mérites de systèmes étrangers, tout en discréditant les capacités nationales. Non seulement cela insulte le travail des professionnels tunisiens, mais cela alimente une stratégie d’influence où la Tunisie est rabaissée à dessein, au bénéfice d’intérêts extérieurs. Là, ce n’est plus du journalisme. Ce n’est plus du divertissement. C’est de la propagande étrangère.
Le système de santé national, construit avec patience et patriotisme depuis l’indépendance, n’est pas parfait. Mais il est le fruit d’un effort collectif, porté par des générations de soignants, souvent dans des conditions précaires, avec un sens du devoir qui mérite d’être salué, pas humilié. C’est une ligne rouge.
Le divertissement contre l’identité
Le patrimoine tunisien, non plus, ne peut faire l’objet de marchandage dans des accords opaques et flous. Il représente une mémoire collective, une culture vivante profondément ancrée dans un territoire. Il nous dépasse, nous rassemble et forge l’essence même de notre identité. Lorsque l’audiovisuel se transforme en un instrument de dévalorisation systématique de notre fierté nationale, de l’histoire de notre pays, et devient un outil de brouillage identitaire, il est indispensable de dire non, avec fermeté. Le patrimoine tunisien constitue une autre ligne rouge, intouchable, inviolable, que personne ne doit oser franchir.
Malgré cela, il ne s’agit pas d’en appeler à la censure. Censurer, c’est ériger en martyrs ceux qui ne le méritent pas. Mais il faut répondre. Par la qualité. Par la rigueur. Par une production audiovisuelle qui élève au lieu d’abaisser, qui construit au lieu de vendre. L’audiovisuel est un espace de liberté, mais cette liberté n’a de sens que si elle est guidée par la conscience de ce qu’elle touche. Or, quand elle s’attaque aux fondements de la nation, la complaisance devient une faute. Et les lois, en ce domaine, sont claires et rappellent les limites à ne pas franchir, non pour brider la parole, mais pour protéger ce qui nous lie, l’intérêt général, la dignité du pays, la souveraineté nationale.
Pour un audiovisuel qui élève, pas qui nous rabaisse
Le problème, en définitive, ce n’est pas la télévision en elle-même, mais ce qu’elle devient lorsqu’elle renonce à toute exigence et troque le contenu contre un vacarme toxique. Ce n’est pas la liberté qui nous menace, mais le vide qu’on nous sert en boucle, jour après jour. Il est temps de reprendre le contrôle, de réinvestir l’écran avec intelligence, courage et intégrité. Offrons autre chose que du simple bruit de fond. Donnons-lui du sens, des couleurs, de la dignité, de la hauteur. Parce que nous le devons à la Tunisie, à ceux qui la regardent avec espoir, à ceux qui croient encore en un avenir meilleur, et aux nouvelles générations. Que chacun, quel que soit le poids de sa tribune, garde à l’esprit que la parole publique est une responsabilité. Nul ne doit s’en arroger le droit pour affaiblir la nation ou servir des intérêts étrangers sans être rappelé à l’ordre. Que l’écran cesse d’être ce miroir déformant pour redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être: un espace de vérité, de culture, d’élan collectif, de beauté et de bonheur partagé.