
Portée par une croissance démographique et économique soutenue, l’Afrique s’impose comme un nouveau levier de développement stratégique pour les PME tunisiennes. Alors que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) redéfinit les circuits commerciaux et que l’innovation technologique y connaît une montée en puissance, les entreprises tunisiennes se positionnent progressivement sur des marchés en pleine mutation. Mais pour transformer ce potentiel en succès concret, des obstacles majeurs comme le financement, la logistique, le cadre réglementaire… restent à lever.
La Presse —Alors que l’Afrique attire de plus en plus l’attention des investisseurs et des entrepreneurs, le continent connaît une transformation profonde aux implications économiques majeures. Pour Mazen Al Kassem, responsable du programme « Qawafel », cette dynamique représente une opportunité à saisir. Porté par une démographie galopante et une urbanisation rapide, le continent voit émerger un marché intérieur jeune, dynamique et en pleine expansion. « En 2025, la population africaine dépasse les 1,54 milliard d’habitants, avec une croissance annuelle de 2,3 % et une médiane d’âge de 19,3 ans », explique-t-il. Près de 45 % des Africains vivent aujourd’hui en zone urbaine — soit environ 698 millions de personnes— un chiffre appelé à doubler d’ici 2050.
Selon lui, cette évolution démographique s’accompagne d’une vitalité économique croissante : le PIB réel moyen du continent est estimé à +3,8 % en 2024 et pourrait atteindre +4,1 % en 2025, dépassant la moyenne mondiale. « La croissance africaine reste contrastée d’un pays à l’autre, mais sa résilience globale est indéniable », souligne-t-il.
Zlecaf, financement et infrastructures : les défis clés
Dans le même sillage, Al Kassem a souligné que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), opérationnelle depuis 2021, rassemble désormais presque tout le continent. Sa mise en œuvre progresse : en février 2024, un protocole numérique a été adopté pour éliminer les barrières au commerce en ligne et instaurer un cadre harmonisé pour les données. La libéralisation progressive des échanges porte ses fruits : les échanges intra-africains ont atteint 208 milliards de dollars en 2024, en hausse de 7,7 % par rapport à 2023.
Selon l’Afreximbank, cette progression est largement due à la Zlecaf, à des politiques commerciales nationales plus efficaces et à l’amélioration des infrastructures. Cependant, des disparités subsistent entre sous-régions. En mai 2024, la Zlecaf a franchi son premier cycle de révision quinquennal, signe que les États s’engagent désormais à ajuster l’accord, notamment pour intégrer les droits du travail, et à accélérer son application.
Il a indiqué, par ailleurs, que pour que les PME tunisiennes profitent de cet environnement, des défis internes importants doivent être relevés. L’accès au financement reste limité : les entrepreneurs tunisiens trouvent difficile d’accéder aux services d’appui et au financement. Le nouveau programme « CAP-Emplois » lancé par la Banque africaine de développement mise justement sur des prêts (92 millions d’euros) et des initiatives comme «Afawa », dédiée aux femmes, pour combler ce besoin. Sur le plan réglementaire, on souligne la nécessité d’assouplir la loi des changes afin de faciliter la présence durable des exportateurs et investisseurs tunisiens en Afrique.
Par ailleurs, l’intervenant a rappelé que la logistique et les infrastructures doivent également être optimisées. Les professionnels recommandent, par exemple, la création d’une ligne maritime directe Tunis–Dakar–Abidjan et l’amélioration de la rentabilité des ports, notamment Radès, pour désenclaver le bassin atlantique africain. Le transport aérien et terrestre doit aussi être renforcé : de nouvelles lignes aériennes vers l’Afrique et le raccordement aux routes transsahariennes, via l’Algérie, la Libye et au-delà, sont envisagés. Pour soutenir ces efforts, la Tunisie a intensifié ses actions exportatrices : le Centre de promotion des exportations (Cepex) a mené 57 actions promotionnelles en 2023 (salons internationaux, missions sectorielles, accueils d’acheteurs, etc.), contre 47 en 2022, témoignant d’une forte volonté d’accompagner les PME dans la conquête de nouveaux marchés.
Transition énergétique et révolution numérique
Et d’ajouter que les tendances globales se reflètent en Afrique. Sur le climat et l’énergie, le continent investit massivement dans les énergies renouvelables. En novembre 2024, à la COP29, a été lancée l’« African Energy Futures Initiative » (Aefi) avec un financement initial de 2,1 millions de dollars de la « Rockefeller Foundation» pour renforcer la planification énergétique africaine via des centres d’excellence locaux. Ce projet souligne l’urgence : environ 600 millions d’Africains, soit 45 % de la population, n’ont pas encore accès à une électricité fiable, freinant le développement industriel et social. Les gouvernements investissent donc dans de grands parcs solaires et éoliens (Maroc, Égypte, Afrique du Sud, Nigeria), ainsi que dans des réseaux électriques régionaux.
Sur le plan technologique, l’Afrique s’empare aussi de l’IA et du numérique. Plusieurs pays ont lancé des stratégies nationales en 2024, comme le Nigeria, qui a élaboré un cadre national IA mobilisant près de 120 experts. Des initiatives locales émergent : des clusters et écoles spécialisées voient le jour, avec des centres d’IA dans les universités et des conférences comme IndabaX qui démocratisent l’IA. Des start-up africaines se distinguent dans la data, la fintech ou la santé. La Tunisie, en particulier, brille avec des entreprises innovantes : la start-up «InstaDeep» (IA et informatique décisionnelle) a été classée parmi les 100 entreprises B2B les plus prometteuses au monde et a levé 100 millions de dollars en 2022 pour financer son développement mondial. Ce type de réussite illustre le potentiel d’exportation tunisien à haute valeur ajoutée.
Nouvelles puissances économiques africaines
Mazen a mentionné que les dix prochaines années verront l’émergence de nouveaux moteurs de croissance au sud du Sahara. D’après la Banque africaine de développement, 11 pays africains figurent parmi les 20 économies mondiales à la croissance la plus rapide en 2024. En tête, on trouve notamment le Niger (+11,2 %), le Sénégal (+8,2 %), la Libye (+7,9 %), le Rwanda (+7,2 %), la Côte d’Ivoire (+6,8 %) et l’Éthiopie (+6,7 %). D’autres pays comme le Bénin, Djibouti, la Tanzanie, le Togo et l’Ouganda ont également dépassé 6 % de croissance cette année. Au total, 15 pays africains ont enregistré plus de 5 % de croissance en 2023. Ce virage s’explique par la diversification économique, la résilience de la consommation intérieure et des investissements dans les infrastructures. Notons que, dans ce contexte, le Nigeria, jusqu’ici première économie nominale d’Afrique, a été dépassé en termes de PIB par l’Algérie, l’Égypte et l’Afrique du Sud, en raison de la forte dépréciation de sa monnaie. Pour la Tunisie et ses PME, ces marchés en forte expansion, notamment en Afrique de l’Ouest et de l’Est, représentent des cibles stratégiques pour la prochaine décennie.
Success stories tunisiennes en Afrique
Depuis 2022, plusieurs entreprises tunisiennes ont connu le succès en Afrique. Un exemple emblématique est celui des Laboratoires pharmaceutique «Saiph». Son usine ivoirienne fournira 20 % des médicaments du marché local, devenant une plateforme d’exportation régionale. Cela illustre une relation forte : la Tunisie est déjà le premier fournisseur de la Côte d’Ivoire pour des produits comme le ciment blanc, le plâtre ou l’huile d’olive. De fait, les échanges tuniso-ivoiriens ont franchi les 120 millions de dollars en 2023, soit une hausse de 15 % par rapport à 2022.
D’autres exemples témoignent de la montée des PME tunisiennes. «Cellcom » exporte ses téléphones au Maroc et en Côte d’Ivoire, où elle a une implantation locale, tandis que des sociétés de services informatiques comme « Hexabyte » et « Wevioo » ont ouvert des filiales en Afrique de l’Ouest. Par ailleurs, un écosystème d’accompagnement se renforce : le programme franco-tunisien « Qawafel» (Agence française de développement) soutient l’internationalisation des entreprises tunisiennes en Afrique, et des fonds spécialisés comme «Afawa/We-Fi » offrent du financement aux entrepreneures tunisiennes. Enfin, l’essor de la tech tunisienne en Afrique est illustré par des levées de fonds importantes (InstaDeep) et la présence croissante de fintechs et plateformes numériques tunisiennes sur le continent.
En résumé, l’Afrique de 2024-2025 offre aux PME tunisiennes un terrain de croissance prometteur : une population jeune importante, une urbanisation accélérée et plusieurs économies à forte croissance attirent les exportateurs avertis. L’approfondissement de la Zlecaf, les progrès en infrastructures et les initiatives privées (exportatrices et numériques) ouvrent des canaux inédits. Il reste à Tunis de résoudre ses défis internes de financement et de changements réglementaires afin que les entreprises locales convertissent ces opportunités en succès concrets sur le continent, a conclu Al Kassem.