
Partie de Tunis lundi dernier, la caravane «Soumoud» (résistance ou résilience), un mouvement citoyen d’envergure transmaghrébine en soutien à Gaza, est actuellement bloquée dans la ville libyenne de Syrte. Après avoir traversé la frontière libyco-tunisienne et parcouru plusieurs centaines de kilomètres à travers le territoire libyen, ce convoi de plus de 300 véhicules et de près de 1 500 participants se trouve désormais dans l’impasse, freiné à la fois par des contraintes logistiques et des enjeux diplomatiques régionaux.
La Presse — Initiée par des militants tunisiens et rejointe en cours de route par des citoyens venus d’Algérie, de Libye, de Mauritanie et du Maroc, la caravane Soumoud a pour objectif de rallier Rafah, à la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, afin de dénoncer le blocus imposé au peuple palestinien et de porter un message de solidarité face à la crise humanitaire qui secoue Gaza. Sauf qu’elle se trouve aujourd’hui bloquée aux abords de Syrte et ses militants sont dans la panade sous un soleil de plomb dans des plaines désertiques impitoyables. Pourtant, le porte-parole de la Caravane, Wael Nawar, avait déclaré dans une déclaration postée sur le compte facebook officiel de la Caravane que leur mouvement était apolitique et ne visait personne.
«Nous sommes des activistes civils et nous nous trouvons à égale distance de tous les belligérants politiques dans le Grand Maghreb. Notre objectif ultime consiste à secourir nos frères gazaouis affamés, assoiffés et atrocement torturés par une impitoyable machine de guerre sioniste», avait-il affirmé.
Pour comprendre les dessous de ce blocage, il faut dire qu’à l’heure où la crise régionale en Méditerranée orientale se complexifie, les relations entre l’est libyen et l’Égypte apparaissent plus stratégiques que jamais. Voisins par la géographie, alliés par les intérêts sécuritaires mais séparés par des ambitions géopolitiques fluctuantes, Le Caire et les autorités de Cyrénaïque naviguent dans une alliance aussi pragmatique que fragile.
Un lien sécuritaire renforcé depuis 2014
Depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011 et la partition de facto du territoire libyen, l’Égypte a soutenu l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’Est libyen. Le Caire voit en lui un rempart contre l’expansion des groupes islamistes, notamment dans la région de Derna et Benghazi, longtemps considérées comme des sanctuaires jihadistes.
Haftar, en retour, a bénéficié de soutien militaire, logistique et diplomatique de la part de l’Égypte, mais aussi des Émirats arabes unis. Cette coopération a consolidé une zone-tampon sécuritaire le long de la frontière désertique de près de 1.100 km, réduisant les risques d’infiltration de combattants islamistes ou de trafiquants d’armes.
«Pour l’Égypte, la stabilité de la Cyrénaïque est une priorité stratégique. Toute instabilité à l’Est de la Libye est perçue comme une menace directe sur le Sinaï», explique un géopoliticien au Caire.
Économie, coopération et… tension
Les intérêts économiques entre les deux régions ne sont pas négligeables. L’Égypte est l’un des principaux exportateurs de produits alimentaires et matériaux de construction vers l’Est libyen, tandis que des milliers de travailleurs égyptiens traversent la frontière pour y chercher de l’emploi.
Cependant, la fermeture périodique du point de passage de Sallum, côté égyptien, entrave régulièrement le commerce transfrontalier et irrite les autorités de l’Est libyen, qui y voient un levier politique plus qu’une mesure sécuritaire. D’ailleurs, en 2024, un différend sur la taxation des camions libyens avait entraîné une crise diplomatique, illustrant la fragilité d’une coopération encore largement informelle.
L’ombre du conflit israélo-palestinien
La guerre à Gaza a remis au centre des débats la frontière libyco-égyptienne, notamment à travers des initiatives populaires comme la Caravane Soumoud. Cette mobilisation civile visant à rallier Rafah depuis l’Afrique du Nord a mis en évidence le rôle décisif du Caire dans le contrôle de l’accès à Gaza, et la volonté de l’Est libyen de se positionner comme acteur du soutien à la cause palestinienne.
Mais l’Égypte, vraisemblablement soumise à une forte pression sioniste, a clairement fait comprendre que tout convoi humanitaire ou politique devait passer par des canaux diplomatiques officiels, refusant ainsi de laisser des acteurs non étatiques ou des mouvements populaires utiliser la frontière libyenne comme corridor.
Ayant pour mobile une grande cause humanitaire, la caravane Soumoud parviendra-t-elle à braver l’obstacle d’un espace charnière où se croisent enjeux sécuritaires, flux migratoires, rivalités régionales et ambitions politiques ?
L’humanisme triomphera-t-il du pragmatisme pour ainsi sauver un paquebot de l’humanité qui aurait pris le large ?