
Nizar Saïdi explore cette figure silencieuse mais subversive, capable de porter la mémoire, l’absence, le rituel et même la vérité scénique mieux que l’acteur lui-même
La Presse —Longtemps reléguée aux marges de l’art dramatique ou cantonnée à l’univers de l’enfance, la marionnette opère aujourd’hui un retour théorique et esthétique d’une puissance inattendue. Dans «Les arts de la marionnette : du sacré au profane», Nizar Saïdi explore cette figure silencieuse mais subversive, capable de porter la mémoire, l’absence, le rituel et même la vérité scénique mieux que l’acteur lui-même.
À travers un dialogue avec Kleist, Maeterlinck ou Craig, il réinvente la place du théâtre : non plus centré sur le corps vivant, mais ouvert à une présence abstraite, à la frontière du visible et de l’indicible.
Ce livre propose d’étudier les arts de la marionnette non pas comme un art enfantin ou une alternative technique, mais comme une entrée théorique et esthétique vers l’avenir du théâtre. Un avenir où la vérité ne naît pas du corps, mais d’un brin d’osier qui s’anime, d’un fil qui tremble, d’un objet inerte qui respire au nom de tout ce qui n’a pas été dit. …Quand le corps humain, sur scène, entre en crise et devient incapable de porter la mémoire collective et le poids du rituel, la marionnette s’élève.
Elle n’est ni le prolongement de l’acteur ni son imitation, mais un être autonome, né des cendres, des rituels de la fête, du désir ancien d’invoquer l’absent et de dompter l’invisible. Les arts de la marionnette ne sont pas un ornement périphérique du spectacle théâtral, mais une révolte silencieuse contre la centralité du corps humain et l’illusion de la vérité incarnée.
Depuis la fin du XIXe siècle, la modernité théâtrale a préparé ce renversement.
Dans son célèbre essai « Sur le théâtre de marionnettes» (1810), Heinrich von Kleist écrivait que l’acteur ne peut atteindre la grâce (die Grazie) que s’il se libère de sa conscience falsifiée.
C’est ce qu’il a trouvé dans la marionnette : cet être muet, neutre, qui se meut hors de la volonté humaine, et incarne «l’innocence seconde » (un terme popularisé désignant un état de grâce ou de pureté existentielle que l’homme peut retrouver après avoir connu la chute ou perdu son innocence première )celle que l’homme a perdue depuis sa chute. Quant à Maurice Maeterlinck, il voyait dans la marionnette un modèle d’existence scénique pure : un être invisible, sans désir, qui ne reflète pas le réel, mais renvoie à l’invisible et au métaphysique.
Dans une perspective parallèle, Edward Gordon Craig annonçait son « sur-acteur », cet être-marionnette qui dépasse les caprices humains et les limites du corps, pour tendre vers une présence abstraite absolue, affranchie du hasard et des émotions.
À la lumière de ces visions, la marionnette n’est pas simplement une technique théâtrale, mais un outil radical pour repenser la signification même de la représentation. Elle ouvre une brèche au cœur du théâtre : une brèche qui interroge le corps, l’identité, le pouvoir, et libère le spectacle de son autorité organique, de sa focalisation sur le « moi» de l’acteur. Elle ne parle pas, mais elle dit ; elle ne ressent pas, mais elle incarne ; elle ne vit pas, mais elle représente la vie sous ses formes les plus pures ou les plus cruelles.