
Malgré son rôle vital dans l’économie nationale, la diaspora tunisienne reste largement sous-exploitée. Alors que ses transferts représentent plus de 6 % du PIB, son potentiel en tant qu’investisseur et partenaire stratégique demeure freiné par des obstacles structurels. Comment instaurer, enfin, une relation de confiance et transformer cette force dispersée en moteur de développement ?
La Presse — En dépit de son rôle majeur dans l’économie nationale, la diaspora tunisienne demeure encore largement sous-mobilisée dans les politiques de développement. C’est le constat dressé par le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Fethi Zouhair Nouri, lors de la deuxième édition du Tunisia global forum (TGF), organisée mardi 22 juillet, par l’Association des tunisiens des grandes écoles (Atuge).
Rappelant que les Tunisiens de l’étranger représentent un capital humain stratégique, Nouri a appelé à transformer cette richesse en actif financier durable au service du développement national.
Une stratégie d’intégration encore incomplète
Pour le gouverneur de la BCT, il est temps de réorienter la stratégie nationale vers une intégration plus effective de la diaspora dans l’élaboration des politiques publiques. Cela passe par un soutien renforcé aux réseaux associatifs et aux organisations professionnelles, ainsi qu’un accès facilité à une information claire et centralisée.
La mise en place de plateformes numériques figure parmi les outils envisagés. À ce titre, la BCT prévoit de lancer prochainement « EXOP », une plateforme numérique destinée à permettre le dépôt en ligne et le suivi des requêtes adressées à l’institution. Une nouvelle version de la plateforme dédiée aux investissements en devises des non-résidents, accessible via le site « fiche-invest.bct.gov.tn/Fichinvest », est également annoncée.
Au-delà de la communication, la Banque centrale mise sur la création d’instruments financiers adaptés aux besoins de la diaspora. Parmi les pistes avancées figurent les «diaspora bonds», des obligations spécifiquement conçues pour les Tunisiens résidant à l’étranger, dont les fonds pourraient être orientés vers le financement de projets d’infrastructure ou d’entreprises locales. Des produits d’épargne innovants, pensés pour cette catégorie d’investisseurs, sont également en gestation.
Reconnecter les talents avec les territoires
Pour renforcer les liens entre la diaspora et le pays, l’Atuge organise une tournée nationale dans le cadre du « Mois de la Diaspora » (15 juillet – 15 août 2025). Cette initiative passera par Sfax, Siliana, Hammamet, Sousse, Le Kef, Djerba et Béja, avec pour objectif de reconnecter les talents à leur terre d’origine, en les mettant en lien avec les écosystèmes entrepreneuriaux régionaux. Selon Amine Aloulou, président de l’Atuge, cette tournée vise à faire émerger des projets innovants, valoriser les réussites locales, et identifier les opportunités d’investissement spécifiques à chaque région.
Des expériences inspirantes à méditer
A ce titre, plusieurs pays ont su transformer leur diaspora en levier de développement. Le Maroc, en misant sur des institutions dédiées et des incitations ciblées, a su instaurer une relation durable avec ses ressortissants à l’étranger. L’Inde a capitalisé sur la digitalisation pour fluidifier les services à distance, tandis que la Chine et le Vietnam ont mobilisé leur diaspora dans des secteurs stratégiques via des zones économiques spéciales.
Ces modèles montrent qu’en combinant confiance, incitations et vision, la diaspora peut devenir un moteur économique puissant, une leçon dont la Tunisie pourrait s’inspirer.
Lever les freins : administration, finance, transport
Derrière chaque projet d’investissement ajourné ou chaque billet d’avion annulé, il y a souvent bien plus qu’un simple obstacle logistique, il y a une frustration, un sentiment de distance qui s’installe, et parfois même une forme de renoncement. Pour de nombreux Tunisiens vivant à l’étranger, vouloir investir dans leur pays d’origine relève trop souvent du parcours du combattant.
Amine Aloulou, président de l’Atuge, le résume clairement : «La déconnexion croissante entre la diaspora et la Tunisie n’est pas qu’une question géographique, elle est aussi administrative, financière et symbolique. Les lenteurs bureaucratiques, l’opacité des procédures, l’accès difficile à une information fiable, les blocages bancaires à répétition, ou encore la cherté et l’irrégularité du transport aérien alimentent un climat d’incertitude qui freine les élans les plus sincères».
Pourtant, le désir de contribuer existe. Il suffit de tendre l’oreille à ces Tunisiens de Paris, Montréal, Doha ou Berlin qui, malgré les années passées loin du pays, continuent de rêver d’y bâtir, d’y investir, d’y transmettre. Mais encore faut-il qu’ils se sentent attendus, écoutés et respectés. Et lever ces freins n’est pas un luxe, c’est une urgence. Moderniser l’administration, simplifier l’environnement bancaire, fluidifier la mobilité aérienne : ce sont là les préalables indispensables pour rétablir la confiance.
Encore faut-il aussi rompre avec une posture perçue comme opportuniste. Trop souvent, les membres de la diaspora ont le sentiment d’être sollicités uniquement en temps de crise, comme des recours de dernière minute ou, pire, comme des vaches à lait. Cette impression d’instrumentalisation fragilise le lien avec le pays d’origine, et alimente un malaise profond. Contribuer, oui, mais pas à n’importe quel prix, et certainement pas sans reconnaissance sincère ni place réelle dans les décisions.
C’est donc et d’abord un changement de regard qu’il faut opérer. Considérer la diaspora non pas comme un simple portefeuille, mais comme une richesse plurielle, humaine, économique et culturelle. Une force à associer, à impliquer, à intégrer pleinement dans les grandes orientations du pays.
Car cette confiance, si elle est retrouvée, pourra ouvrir les vannes d’un investissement massif, structurant, profondément enraciné, car qui mieux que la diaspora, riche de compétences, de réseaux et d’attachement affectif, peut incarner une vision durable et inclusive du développement tunisien ?