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Hamadi Ben Saâd : Libre et affranchi

Il n’était pas un artiste comme les autres. Il faisait murmurer les murs, tisser les ruelles en fresques de mémoire, de lumière et de matière

La Presse —Hamadi Ben Saâd, le géant, au sens propore et figuré, de l’art contemporain tunisien, nous a quittés ! Il s’en est allé rejoindre le bleu du ciel, une couleur qu’il a tant sublimée de son vivant. La triste nouvelle est tombée, le 25 juillet dernier, la Tunisie perdait une grande et irremplaçable figure de la scène picturale. 

Que ce soit ses nouvelles figurations à l’emblématique masque totémique ou ses abstraits et monochromes, ses œuvres sont reconnaissables à mille lieues. Imposant comme ses œuvres, on ne pouvait rater l’homme avec sa grande silhouette, ses mains larges comme autant de promesses, son regard vaste et doux et son sourire éclatant de sincérité. Tout en Hamadi Ben Saâd disait la présence malgré une attitude réservée. Il respirait et insufflait la bonté, la bienveillance et la grandeur d’âme.

Et cela transparaissait dans son atelier qui était un refuge, une clairière ouverte, comme son cœur.

L’artiste nous quitte à l’âge de 77 ans, après un long et riche parcours artistique entamé en 1975 et jalonné de décennies de créations exceptionnelles et d’innovations constantes. 

Autodidacte et grand nomade, il était connu pour ses œuvres aux grands formats car aimant peindre en all over en investissant tout l’espace pour insuffler la vie, entre autres, à ses fameux visages aux regards exorbités et aux bouches béantes, qu’il peignait et enfantait sans relâche depuis des décennies. 

Ancien instituteur, Hamadi Ben Saâd est né en 1948 à Tunis. Il entame son chemin artistique dès 1966 et expose pour la première fois, dix ans plus tard, en 1976. À travers la peinture et le collage, il a donné vie à un univers singulier, composé de papiers, de toiles, de journaux recyclés — superposés, triturés, détournés — qui sont devenus les principaux matériaux de son langage plastique.

Il a exploré aussi bien la peinture figurative (série de portraits en pied, de face et de profil, série des «têtes empilées ») que la peinture abstraite (des formes diffuses, témoins de son processus de création).  À travers ces différents registres, Ben Saad exprimait avec une rare intensité ce que créer veut dire : donner forme à la mémoire, au sensible, au fragment.

L’artiste puisait son inspiration dans le grouillement de la Médina de Tunis, les tons des saisons ou les lumières et les mouvements de la nature. Ses séjours à l’étranger (France, Suisse, Hollande, Belgique, Pays-Bas, Etats-Unis, etc.), au gré de ses résidences d’artistes et de ses expositions, lui ont permis de développer une pratique artistique très personnelle, se façonnant un univers puissant et charnel, dégagé des contraintes qui peuvent être imposées par le contexte artistique d’un lieu ou d’une époque. 

Ben Saâd n’était pas un artiste comme les autres. Il faisait murmurer les murs, tisser les ruelles en fresques de mémoire, de lumière et de matière. Dans ses collages faits d’éclats modestes, il recomposait un monde tendre et vibrant, à la frontière du familier et du rêve.  

Il a accompagné des générations d’artistes, de critiques et d’amateurs d’art. Généreux et sans prétention aucune, il partageait son savoir avec la simplicité des grands.

«Mes tableaux sont mes enfants. Le préféré de tous ? C’est toujours le tableau futur que je compte faire», clamait-il. Et ce faire il l’a toujours abordé sans relâche avec dévouement pour donner corps à une œuvre instinctive et foisonnante. 

Matérialité, traitement en strates, gestes a-frontières pour mixer les techniques et aborder une multitude de supports et autres médiums: carton, papier kraft, papier d’emballage, affiches publicitaires, déchets de tissus, peinture, pastel, feutre, graphite,…  

Son travail a connu différentes phases avec différentes expériences techniques et des thèmes récurrents : 

Entre 1975 et 1980, le figuratif, qualifié par certains de naif. Une classification rejetée par Hamadi Ben Saad qui refusait les cases et déjouait les étiquettes, les courants et les écoles, préférant se définir comme «Artiste vif». 

Les dessins au graphite sur papier d’affiche et journaux de 1978 à 1985, les collages et autres lacérations dans les années 90. Les années 2000 étaient marquées surtout par les visages, les masques et les portraits et, depuis 2010, il a eu un intérêt pour l’abstrait et les monochromes. 

Ces dernières œuvres étaient conçues comme des étendues monochromes basées sur une superposition de couches de papier distinctes et composées selon des critères de surface, de texture et de rythme.

Chaque couche correspondant à une somme de gestes précis. Le papier roulé, plié, tressé ou marouflé était à chaque fois mis à l’épreuve dans un jeu de re-couvrement et de dévoilement avant d’aboutir à une topographie irrégulière, empreinte des tensions entre le visible et le dissimulé.

Dans ses œuvres aux portraits et autres figures humaines (ces dernières sont incarnées dans différentes positions et états : désarticulées, accroupies, allongées ou en position foetale…), chacun des personnages peints vibrait une parcelle de lui-même.

Ces figures étirées, aux mains démesurées, étaient ses doubles muets — des âmes offertes, brutes, profondément humaines. À travers sa figuration d’une expressivité saisissante, l’inclassable artiste explorait le visage humain comme un symbole à la fois totémique et profondément émotionnel, donnant naissance à des figures habitées par la douleur, la solitude et un mystère latent.

Chaque trait, chaque déformation, semblait traduire un état intérieur, une tension contenue entre l’universel et l’intime. 

Son œuvre ne représentait pas, elle exprimait et continue de le faire. Il ne peignait pas mais incarnait des états de l’âme, des éclats de mémoire, des résonances de l’inconscient collectif. Par leur force silencieuse, ses œuvres nous entraînent dans une expérience à la fois sensorielle et introspective, où le regard vacille entre reconnaissance et mystère.

Une présence familière, mais insaisissable, qui nous happe et nous échappe à la fois. Une expérience sans cesse renouvelée dont lui seul détenait le secret.

Longtemps, cantonné à l’art naïf, à ces marges qu’on regarde de loin. Aujourd’hui, son œuvre s’élève, reconnue pour ce qu’elle est : une parole libre, hors des cadres, qui interroge, qui dérange, qui éclaire.

Hamadi Ben Saâd nous lègue une œuvre singulière et vibrante. Il laisse, en ceux qui l’ont croisé, une trace profonde, lumineuse et indélébile. Adieu l’artiste, Adieu grand homme! 

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