
À l’heure où l’Union européenne assouplit ses règles pour soutenir le textile tunisien, où les États-Unis durcissent leur position tarifaire, la Tunisie se trouve face à un tournant.
Plus que jamais, elle doit sortir de la réaction émotive pour renouer avec une vision stratégique, une diplomatie économique cohérente et offensive, même quand les vents ne sont pas favorables.
Il s’agit désormais de défendre ses intérêts avec calme et méthode, en diversifiant ses leviers et en reprenant l’initiative.
La Presse — Le 24 juillet 2025, la Commission européenne a validé une mesure attendue par tout un secteur : la mise en œuvre officielle de dérogations aux règles d’origine pour les produits textiles transformés en Tunisie et exportés vers l’Union européenne. L’annonce, relayée le 31 juillet par la Fédération tunisienne du textile et de l’habillement (Ftth), concerne des articles de grande consommation comme les t-shirts, pantalons, robes, et bien d’autres.
Concrètement, ces produits bénéficieront désormais d’une exonération de droits de douane, à condition qu’ils soient confectionnés en Tunisie. Cette décision renforce de manière significative la compétitivité des entreprises tunisiennes sur un marché européen déjà largement acquis — à fin mai 2025, 87% des exportations tunisiennes de textile y étaient destinées, selon le Centre technique du textile (Cettex).
Un signal fort de Bruxelles
La dérogation, valable jusqu’au 31 décembre 2029 mais applicable rétroactivement à partir du 22 janvier 2025, s’inscrit dans le cadre de l’accord d’association entre la Tunisie et l’Union européenne. C’est une reconnaissance implicite du rôle stratégique que joue la Tunisie dans les chaînes de valeur textile euroméditerranéennes.
Alors que les États-Unis, eux, imposent des droits de douane prohibitifs sur les produits tunisiens — jusqu’à 30% — en attendant un hypothétique infléchissement de leur politique commerciale, l’Europe prend le contrepied. Elle mise sur la coopération, la proximité géographique, et une certaine stabilité industrielle. C’est une main tendue.
Où sont les stratèges tunisiens ?
Et maintenant ? Que fait la Tunisie de cette opportunité ? La réponse, malheureusement, reste floue. Si les industriels saluent la décision, du côté des négociateurs tunisiens, c’est le silence radio. On les attend, on ne les voit pas. Et c’est là que le bât blesse. Car cette dérogation ne doit pas être perçue comme un simple sursis douanier ou un cadeau européen.
C’est une fenêtre politique et économique, une invitation à repenser nos relations commerciales et industrielles dans une logique de long terme. En clair, il ne suffit pas de profiter passivement de la baisse des taxes. Il faut bâtir, structurer, anticiper. Où sont les contrats de coopération à long terme avec les donneurs d’ordre européens ?
Pourquoi ne pas utiliser cette période de répit tarifaire pour moderniser les chaînes de production, investir dans la formation, intégrer davantage de valeur ajoutée locale dans les produits ? Pourquoi n’existe-t-il pas, à ce jour, un plan national clair pour ancrer durablement la Tunisie dans les chaînes de valeur régionales, non pas comme simple sous-traitant, mais comme acteur à part entière? Il est temps de sortir de l’immédiateté, de dépasser la gestion au coup par coup. Il est temps aussi de rompre avec cette posture attentiste qui gangrène l’action publique nationale.
Faire du textile un levier stratégique
Les partenaires européens envoient un signal positif, et à la Tunisie de répondre par une vision. Une vision qui valorise le savoir-faire national, qui intègre des clauses de formation, d’innovation, de montée en gamme. Une vision qui redonne confiance aux industriels, attire les jeunes talents, sécurise les marchés.
Les dérogations finiront, elles aussi, par expirer. Ce qui restera, ce seront les fondations que nous aurons, ou pas, posées. À défaut d’une stratégie claire, cette opportunité pourrait bien être classée au registre des occasions manquées. Et ce serait, une fois de plus, une victoire sans lendemain.
Entre fermeté européenne et repli américain
Pendant que l’Union européenne assouplit donc ses règles pour soutenir le textile tunisien, les États-Unis, eux, appliquent désormais des droits de douane à hauteur de 30 % sur les importations tunisiennes. Une décision motivée par des choix géopolitiques internes à l’administration Trump, et qui ne cible pas uniquement la Tunisie. D’autres pays partenaires en subissent les effets. Mais pour nos entreprises exportatrices, c’est un véritable coup dur.
Faut-il pour autant tourner le dos à Washington ? Certainement pas. Les États-Unis restent un marché stratégique, puissant et très influent. La Tunisie a tout intérêt à maintenir un dialogue actif, à renforcer sa diplomatie commerciale et à éviter les postures émotionnelles ou conflictuelles.
Il ne s’agit ni de céder ni de s’indigner, mais de manœuvrer avec finesse. Rester présent, proposer des alternatives, multiplier les échanges sectoriels, explorer les niches à haute valeur ajoutée, s’appuyer sur la diaspora tunisienne influente dans certains États. Voilà autant de leviers pour préserver un lien, en attendant des temps plus favorables.
Une diplomatie économique à reconstruire
Dans ce contexte mouvant, les acteurs tunisiens, institutionnels, industriels, diplomates, doivent se réinventer. Sortir du confort des routines, oser proposer, oser négocier. Car les fenêtres s’ouvrent, se referment, et ne préviennent pas toujours. L’Europe nous tend la main aujourd’hui, les États-Unis nous observent. À nous de montrer que nous savons transformer une opportunité en levier durable, sans renier nos alliances, ni nos ambitions.
La Tunisie ne peut plus se permettre de gérer ses relations commerciales internationales sans coordination, sans vision, sans stratégie à moyen et long terme. Il est temps de défendre activement nos intérêts, de créer des coalitions, d’activer tous les leviers disponibles, à Bruxelles comme à Washington.